Je le regardais discrètement à l'autre bout du couloir. Ses vêtements étaient propres, il avait l'air d'aller bien. Il était coiffé comme d'habitude et ne semblait pas particulièrement déprimé, ni même malheureux.  Je savais ce que j'avais dit, je savais que je l'avais blessé. Depuis ce jour, je l'avais observé de loin, hésitant. Même si j'avais pensé chacun de mes mots ce jour là, j'étais déterminé à lui demander pardon.  Et pourtant... à chaque que je croisais ou que je l'apercevais au détour d'un couloir.. J'hésitais. Je savais qu'il m'évitait. Je le ressentais. Il n'avait aucune envie de me voir, ni de me parler. Alors mes pieds se transformaient en plomb et je le regardais partir. Ce n'était pas une bonne idée d'étaler notre linge sale en public n'est-ce pas ? Et puis j'imagine que sa secrétaire ne me laissera jamais accéder à son bureau...Et il ne répond à aucun de mes appels... Comment suis-je censé l'approcher sans l'embarrasser ?

Cela faisais des jours que je m'inquiétais. Des jours qu'il ne revenais pas à l'appartement. Je ne savais pas où il dormait. Ici dans son bureau ? Probablement... Des jours à passer des nuits seul, dans le noir, avec cette angoisse qui revenait petit à petit s'emparer de mon coeur. Des jours à manger seul, sans la moindre compagnie, sans le moindre bruit. Heureusement que Socrate était là. Seul le bruit de mes pas et de ses ronronnement résonnait dans l'appartement. Tout était vide. Froid. Mort. J'étais seul - comme lorsqu'il avait quitté la maison familiale à cause de moi...

Toute ma culpabilité venait me hanter, la nuit à cause de moi. Les mêmes images, les mêmes pensées en boucle. C'était de ma faute, n'est-ce pas ? Et maintenant je dois attendre....attendre qu'il daigne me laisser lui parler. Mais l'attente est longue, et mon coeur est lourd...

Aujourd'hui je l'ai vu parler à un homme. Plutôt grand, sombre, les cheveux longs. Ses vêtements n'étaient pas formels, donc j'imaginais qu'il ne s'agissait pas d'u fournisseur. Il n'avait pas d'équipement non plus, donc ce n'était pas un journaliste. Cet homme m'était familier. Je l'avais déjà vu rôder dans le coin, je l'avais déjà vu parler  à mon frère... Je me demandais quel genre de relation ils entretenaient...

Quand j'ai vu l'inconnu partir dans la direction opposée, je me suis dit que c'était l'opportunité que j'attendais. Je pouvais lui demander qui il était et ce qu'il voulait à Chris. Sans réfléchir, avec mon uniforme d'infirmier, je me positionnais de sorte qu'il doive passer devant moi. Mais au moment où il m'arrive dessus je réalise mon erreur. Comment j'ai pu croire un instant que j'avais ce qu'il fallait pour parvenir à adresser la parole d'un ton assuré à un parfait inconnu - alors qu'il m'envoyait déjà sur les roses. Je n'avais même pas encore essayé de lui parler. Son regard hétérochrome me déstabilisa. Hétérochromie à moitié albinos ? C'était possible ça ? Un oeil rouge ? Son éclat cramoisi et mauvais me mettait horriblement mal à l'aise, mon regard glissa et tomba sur une coulée de sang. Ses cheveux sombre ne me permettaient pas de voir quoi que ce soit, mais il y avait définitivement du sang qui coulait sur son visage.

«M-Monsieur ? Vous saignez ?! Vous..Vous avez besoin que je vous escorte aux urgences ? »

Il me poussa sur le côté et je le laissais passer. Qu'est ce qu'un homme blessé et avec l'air aussi... peu aimable faisait avec mon frère. Quel genre de business ils avaient ? C'était louche. Et si mon frère était impliqué dans quelque chose de louche ?! Non...je savais qu'il était capable de se défendre mais... un soir il est rentré avec un oeil en moins. S'il comptait reprendre ses mauvaises habitudes, je n'allais pas rester ici les bras croisés. Pas cette fois. Je me regonflais un peu et je suivais l'homme louche dans le couloir.

«A- Attendez ! »

Je fronçais les sourcils et je poursuivais d'un ton plus bas pour ne pas être entendu par des oreilles indiscrètes.

« Quel genre de business vous avez avec m... avec Monsieur Blackwood  ?!»

J'avais presque failli dire " mon frère."

 Plus je le voyais et plus je trouvais ce type vraiment louche. D'abord quel genre de mec se laisse pousser les cheveux aussi long et refusait d'aller se faire soigner aux urgences alors que de toute évidence,il était blessé. Il y avait quelque chose de louche, c'était évident. Peut-être même d'illégal ?  Chris... la première fois qu'il était parti de la maison...c'était à cause de moi aussi. Il restait loin, il revenait uniquement pour se nourrir. Il s'associait avec des gens vraiment étranges, du moins c'est ce que les rumeurs disaient. Il ne parlait jamais de ce moment là. Et puis un jour...il était revenu, ensanglanté, sans son oeil. Je n'ai jamais su pourquoi. Mais ce type...que voulait-il à mon frère ? Je savais dans quel genre d'endroit il aimait traîner la nuit..faisait-il partie de ce milieu ? Dealer de drogue, proxénète ou éventuellement mafieux... Oui il aurait pu être un de ceux là. Et cet oeil rouge... Qu'est ce que ça voulait dire ? Je ne comptais pas laisser mon frère s'enliser de nouveau dans ce genre d'endroit. Il valait mieux que ça.

J'essayais d'abord de l'intercepter mais il repoussa, de façon plutôt malpolie. J'étais relativement habitué à ce genre de traitement mais je ne comptais pas abandonner. J'avais vu ce type tourner autour de mon frère trop souvent. Et de toute évidence, il ne s'agissait pas de quelqu'un de l'hôpital ou d'un fournisseur. Je préférais en avoir le coeur net. Et si jamais ce type se révélait particulièrement louche, je pourrais toujours faire en sorte que la sécurité s'en occupe. Mon nom est sur l'hôpital aussi après tout, même si je ne suis qu'un infirmier, je dois pouvoir tirer quelques ficelles.

Après m'être regonflé à bloc, je le suivais dans les couloirs pour tenter une approche un peu plus direct. Ce mec était sans doute dangereux et honnêtement, cet oeil rouge me mettait horriblement mal à l'aise. Mais pour Chris, je devais le confronter. Apparemment ça fonctionnait. Le grand brun blessé s'arrêta et daigna m'accorder un regard. Je n'aimais pas le ton de sa voix, ni le regard qu'il me lançait. Ce ton menaçant....Je déglutissais, cherchant la réponse à donner. Ce type dégageait une aura de danger, ça c'était certain. Probablement amusé par ma réaction, le coin de ses lèvres s'étirèrent en un sourire narquois alors qu'il épongeait le sang qui coulait sur ses tempes.

Je devais me raisonner. Si jamais il tentait quoi que ce soit ici, il se ferait botter le cul à la sortie. Et je pourrais accessoirement l'accuser de coups et blessures. J'étais sur mon terrain et je devais découvrir ce qu'il cherchait auprès de mon frère.

«Je... Je ne suis pas son chaperon, je suis son frère !»

«Et vous... Vous avez l'air de quelqu'un qui lui apporte des ennuis. Alors  je vous suggère fortement de le laisser tranquille.» - répliquais-je, sérieux.

Ou sinon quoi ? J'étais bien conscient que si j'avais affaire à quelqu'un du milieu ma menace aurait l'air pathétique. Mais c'est tout ce que j'avais en rayon. Je ne voulais pas qu'il retombe dans ses dangereux vices cette fois-ci. Alors même s'il je dois rester à distance, je ferai ce qu'il faut.

«...Alors, à moins que vous ne comptiez vous faire soigner ici, je vous invite à partir immédiatement. Et à ne pas revenir.»

Impressionnant n'est-ce pas  ? On aurait du un petit chaton qui tentait de rugir comme un lion. J'étais sérieux, j'essayais de paraître relativement menaçant, même si dès que j'apercevais la couleur cramoisie de son oeil droit, qui allait incroyablement bien avec la traînée de sang qu'il s'évertuait à essuyer, je ne me sentais soudainement plus très sûr de moi. Peut-être que j'étais en train de me mettre dans les ennuis jusqu'au cou. Peut-être que j'allais avoir la mafia sur le dos, que j'allais retrouver une tête de cheval mort dans mon lit ou que quelqu'un allait venir me casser les genoux. Mais je ne comptais pas le laisser embêter ou tenter mon frère. Peu importe ce qu'il a pu faire dans le passé... C'est quelqu'un de bien, et sa réputation ne devrait pas être salie. Il ne devrait pas traîner avec ce genre de personne.

Cependant mon petit numéro n'a pas du tout l'air d'impressionner l'inconnu. Il s'approche de moi, sans doute pour paraître menaçant et ça fonctionne. J'esquisse un pas de recul. Et ensuite vient la petite leçon de morale qui me laisse sans voix. Et il part . Je retrousse les lèvres. Je me sens insulté et humilié. J'aurai bien aimé lui rétorquer quelques petites choses comme ...euh...je sais pas. Si cet homme ennuyait vraiment Chris, il l'aurait fait disparaître c'est sûr. Mais... il avait tendance à aimer le danger et à s'attirer des ennuis. Je ne pouvais pas faire confiance à son jugement. Mais ce n'était pas ce qui m'avait mis à terre. C'était la façon dont il avait... Et troisièmement, me faire croire que tu es son frère est un peu trop gonflé à mon goût. Pour qui tu te prends ? Ca avait touché sa cible, et frappé la corde sensible. J'étais son frère... en théorie. Mais il me semblait que l'univers tout entier s'acharnait à me rappeler que j'étais qu'un illégitime orphelin et que cette famille que j'avais n'étais que factice. Un mensonge. Je me sentais davantage comme le domestique plutôt que son frère. Je n'étais pas son égal. Je ne serai jamais son frère. Nous ne partagions pas le même sang, et cette barrière à elle-seule suffisait à nous rendre si différent que nous étions incapable de nous comprendre.

Je serrais le poing et j'inspirais pour ravaler ce sentiment. J'étais au travail. J'avais des choses à faire. C'était pas le moment d'être troublé à ce point là... Et puis...C'est pas comme si je ne le savais pas déjà.  

De toute façon j'ai eu ce que je voulais il s'en va. Je sais que je ne peux pas poser de questions à Chris pour le moment mais... je peux toujours essayer de le protéger à ma façon. Je suis sur le point de retourner travailler quand le type louche aux cheveux trop longs est soudainement revenu vers moi. Oh tiens, il a des doutes. Après ce qu'il m'a dit je n'hésite même pas à lui lancer un regard mauvais avant de sortir ma carte du personnel - avec mon nom dessus. Je la lui brandit sous le nez le temps qu'il puisse lire. Bertram Blackwood. Comme sur l'enseigne de l'hôpital.

« Ca vous va ? Sinon vous pouvez poser la question à n'importe quel membre du personnel, on vous dira la même chose. »  mon ton était beaucoup plus affirmé que tout à l'heure.

Je range ma carte dans ma poche.

« Et vous, qui êtes vous ? Et qu'est-ce que vous voulez à mon frère ? Vous avez beau parler, il ne vous a pas accueilli les bras ouverts tout à l'heure...»

Ce mec commençait vraiment à me taper sur les nerfs. En tant normal, j'aurai laissé passer, je me serais écrasé encore une fois. Mais pour qui il se prenait, quelle légitimité avait-il ? Qui était-il par rapport par mon frère ? Qu'est ce qu'il lui voulait ?  Un type aussi louche et aussi blessé... sans compter tout le mystère qu'il faisait, il avait forcément quelque chose  se reprocher. Ma carte du personnel suffit à le convaincre. Dieu merci. Puisque ce type s'amusait à tout remettre en question. Il s'adossa contre le mur et je répliquais aussitôt :

«Ne faîtes pas ça, vous allez mettre du sang partout.»

S'il ne voulait pas se rendre aux urgences, c'était son problème pas le mien. On ne peut forcer personne à se faire admettre. Par contre s'il s'effondre au milieu du couloir, il n'a pas tellement le choix. Il sera forcément admis. Tout ce que je voulais c'était épargner du travail supplémentaire aux techniciennes de surface, qui elles au moins connaissaient la politesse. Il me lance un regard mauvais. Je le confronte, haussant un sourcil. Je n'ai pas peur de lui. Je ferai tout ce qu'il faut pour découvrir la vérité et qu'il laisse Chris tranquille. On ne touche pas à mon frère.

Il me parla des humeurs de Chris, que je connaissais très bien en effet. J'avais l'habitude de me balancer sur le fil, parfois sans savoir prévoir ses réactions. Le problème était là. Tant que j'étais avec lui, il avait une certaine stabilité. Mais après ce que je lui avais dit, après notre dispute.... J'avais un pincement au coeur. Je ne pouvais rien prévoir. Et il me rejetait avec véhémence à chaque fois que j'essayais de l'approcher indirectement. Il était blessé et donc imprévisible. Voilà pourquoi je m'inquiétais pour lui - j'avais peur qu'il ne se blesse davantage et qu'il ne retombe dans ses travers... Quant à moi... Je trouverais un moyen de me faire pardonner. Même si ça doit prendre des semaines. Même si il doit me réduire en charpie. Je le supplierai.

«Oui, j'aimerais bien plus de détails.»

Et puis c'est la phrase qui tue. Le tu n'as qu'à lui demander. Si seulement je pouvais... Et quand bien même, me dirait-il la vérité ? Il avait tendance cacher habilement tout ce qu'il ne voulait pas que je sache. Mon frère a tellement de choses à cacher... Mais ce qui me surprend le plus c'est la façon dont se type se définit. Un vieil ami ? C'est à mon tour de ne pas y croire. Mon frère avait des connaissances, mais des amis ? Impossible. Vraiment impossible. Un ami de longue date qui ne connaîtrait pas mon existence ? Ni celle de ses autres frères et soeurs ? C'était parfaitement stupide. Et puis j'aurai sûrement dû entendre parler de lui.

«C''est ridicule... mon frère n'a pas d' " amis".  Et si je voulais poser la question à mon frère je l'aurais fait. C'est à vous que je demande la vérité , alors pour la dernière fois : Qui êtes vous et qu'est ce que vous lui voulez ? »

Dans quel genre de pétrin s'était-il fourré ? Qu'est-ce qu'un type aussi louche et blessé pouvait avoir à lui dire ? Et de quel droit se prétendait-il être son ami ? De la même façon que j'avais du prouver notre lien, il avait intérêt à avoir une preuve en béton. Et s'il refusait de répondre j'appellerai la sécurité. Je m'assurerais qu'il ne vienne plus l'embêter. J'informerais sa secrétaire. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l'éloigner de lui.

Cet homme était un mystère complet pour moi, un gros point d'interrogation louche, menaçant et qui avait  une sorte de lien avec mon frère. Et ça m'inquiétait. Il était blessé mais refusait de se rendre aux urgences. De toute évidence c'était une habitude chez lui ou bien il avait tenté de demander une faveur quelconque à mon frère pour ses propres raisons. Et évidemment mon frère avait refusé. Etrange pour quelqu'un qui était censé être son "ami". Et puis... Chris avait des amis, je le saurais. Lui qui passait autrefois le plus clair de son temps à glander sur le canapé, ne sortant que de temps en temps le soir... Et pourtant j'avais ce doute horrible qui me tourmentait.

Et je sais que je ne suis pas une personne généralement hostile, mais cet homme ne m'inspire par confiance. Par exemple, il ne m'a toujours pas donné son nom. S'il était l'ami de Chris comme il le prétendait, il n'aurai t eu aucune raison de ne pas se présenter. C'était bizarre. Et en plus il continuait d'éluder la question, me prenant pour un idiot. Comme si je ne connaissais pas mon frère. Quelqu'un de spécial, je le savais très bien, mais je le connaissais mieux que personne. A moins qu'il ne fasse allusion à sa nature de vampire. Cela voulait dire qu'il savait. Je fronçais les sourcils, baissant les yeux. Ce n'est pas le genre de mon frère d'en parler à n'importe qui...ça c'était sûr.

Ensuite il mentionna un " lien qui nous arrangeait", je relevais la tête choqué. Je n'étais pas stupide. Ce mec devait faire chanter mon frère. Mais ce qui était vraiment surprenant c'était qu'il ne s'en soit pas occupé... A moins que mon frère ne soit pas aussi sans scrupule et si sanglant que je me l'imaginais dans cette heure sombre... Peut-être qu'il essayait vraiment de faire de son mieux. Quoi qu'il en soit...

Je n'avais pas le temps de pousser la réflexion plus loin que l'individu tomba sur le sol incapable de se relever. Je réprimais une insulte. Et je me mettais à genoux pour l'examiner.

« Monsieur ? Monsieur ?! »

Ses yeux étaient grands ouverts et il avait le souffle court. Immédiatement je prenais ses pulsations sur son poignets. Le pouls était faible et fuyant. En même temps depuis combien de temps saignait-il, refusant de se faire soigner ?  Je poussais un soupir. Quelqu'un qui s'effondre dans les couloirs de l'hôpital comme ça.. c'était le bordel.  J'ai demandé qu'on appelle un médecin, et le docteur de l'étage qui était en train de faire sa tournée se présenta immédiatement. Elle ausculta brièvement l'inconnu et lui posa diverses questions sur son état de santé avant d'ordonner  qu'on l'admette dans une chambre. J'ai obéi bien entendu.  Lui il s'agitait un peu, pas très convaincu.  Le docteur s'occupa rapidement d'examiner les blessures, et selon ses ordres je lui procurais le matériel nécessaire pour les sutures et je me chargeais des perfusions. Apparemment c'était le manque de sang qui avait créé son malaise. Le docteur s'amusa donc à recoudre ses blessures et examina son abdomen au cas où il y aurait un saignement interne.  Elle ôta finalement ses gants et quitta la pièce en me laissant des instructions.

Je m'occupais de désinfecter et de panser la plaie à la tête. Je restais pensif. Ce type...faisant chanter mon frère ? Et moi je devais le soigner, c'était mon job. Même si j'avoue que j'en avais pas envie. Je restais silencieux pendant les soins mais malheureusement j'étais également chargé de compléter son formulaire afin de finaliser son admission. J'allais le chercher et je sortais un bic de ma poche.

« Je vais avoir besoin de vos informations personnelles pour officialiser votre admission, est-ce que vous pouvez me donner votre nom ? Votre date de naissance ? Votre adresse ?»

Il y avait bien sûr un tas d'autres questions que je mourrais d'envie de lui poser. Mais je gardais les lèvres serrées. Si Chris lui-même ne pouvait pas se débarrasser d'un maître chanteur, qu'est ce que je pouvais faire ? De toute évidence, ce type ne répondait pas à la raison, autrement cela ferait un moment qu'il aurait été soigné.

Le docteur venait de s'en aller et malheureusement c'était à moi de rester quelques minutes supplémentaires avec ce patient récalcitrant pour régulariser sa situation. Les yeux ouverts, je constatais qu'il avait retrouvé rapidement sa vitalité de tout à l'heure. En tout cas il n'avait pas perdu sa langue acide, ni sa capacité spéciale qui était de se rendre le moins coopératif possible. Je ne savais même pas qui il était... Je poussais un soupir et la tête baissée je lui répondais docilement :

« C'est la procédure, monsieur.... »

Des patients têtus, méchants et récalcitrants j'en avais déjà vu pas mal. Cependant il ne venaient pas seul à l'hôpitaux. En général il s'agissait de personnes âgées ou confuses, ou bien de paranoïaques chroniques. Mais ce type là était seul et n'appartenait visiblement à aucune de ses deux catégories. A moins qu'il ne soit gâteux avant l'âge. Non. Lui il était plutôt du genre agressif vu ses blessures et sa façon de parler.

« Je ne connais pas chaque personne qui met les pieds dans cet hôpital, monsieur. J'ai besoin de votre nom, votre date de naissance et votre numéro de mutuelle.»

Ma voix était polie et loin d'être tendue. Oui ce type avait quelque chose d'irritant. Mais désormais il n'était pas n'importe quel imbécile qui se baladait dans les couloirs : en l'occurrence il était devenu un patient et je ne désirais pas entacher le nom de l'hôpital en me comportant de façon non appropriée. Et de toute façon, c'est à peu près ce pour quoi j'ai été entraîné. Pas médicalement évidemment. Je veux dire... baisser la tête, dire amen, supprimer mon égo et air en brave petit paillasson.  Je notais donc les informations qu'il daignait me donner. Elles étaient suffisantes pour établir un dossier. A partir de son nom et du reste, il serait facile de retrouver une adresse et d'envoyer une facture. Et puisque mon frère le connaissait... ça ne devrait pas poser de problèmes. Je notais tout cela sur le formulaire et je le signais.

« Merci de votre coopération. » ajoutais-je d'une voix neutre.

Je vérifiais une nouvelle fois que la perfusion coulait correctement et je m'apprêtais à partir, serrant le formulaire contre moi avant de m'arrêter un instant. Ses provocations m'interpellaient et bien que j'aurai dû éviter d'adresser la parole à cet homme répugnant, je tentais ma chance :

«Il y a bien une chose que j'aimerai savoir... Qu'est ce que vous voulez ? Qu'est ce qu'il vous faut pour sortir de la vie de mon frère et arrêter de le faire chanter ?»

C'était par simple curiosité. Evidemment que si Chris était incapable de se sortir de cette situation, je n'avais pas les moyens de la démêler. Ce n'était pas une question d'argent sinon le problème serait déjà résolu. Néanmoins j'espérais toujours naïvement pouvoir me racheter en étant capable de me débarrasser de ce type, de lui donner ce qu'il voulait afin qu'il nous laisse tranquille.  Mais je doutais que ce soit si facile.

Vous savez, dans la vie, on rencontre pas mal de gens. Et parfois on rencontre ces gens qui sont "extraordinaire" dans le sens où, ils ne semblent pas appartenir au même monde que vous. Vous vous levez le matin pour travailler,  vous ave toujours du mal à trouver un emplacement pour vous garer, vous discuter avec quelques collègues autour d'un café fade, puis vous rentrez chez vous, vous payez vos factures, vous nettoyer la gamelle du chat et vous allez vous coucher. Ca c'est une vie ordinaire d'un monde ordinaire. Et puis il y a les autres, ceux qui ont atteint un tel niveau de je-ne-sais-quoi qu'ils ne se préoccupent de rien, et réfléchissent d'une façon complètement différente de la vôtre.  Comme si la réalité n'exerçait aucune pression sur eux. Et cela me semblait être le cas de mon patient, mais pas d'une façon positive.

Il s'évertuait à ne pas jouer le jeu, à ne pas rentrer dans les règles. Mais pour qui se prenait-il ? Je me le demande...Et puis est-ce qu'il m'avait dit la vérité. SI ça tombe ce n'était pas son vrai nom. Adrian Spade, ça fait inventé quand même. Ou bien Spade, comme Sam Spade, ce personnage de fiction ? J'en avais aucune idée. Il avait commencé par me raconter qu'il était un ami à Logan - ce dont je doutais fortement avant de m'avouer qu'il connaissait sa vraie nature et avait un "arrangement" avec lui.  J'en avais donc dédié qu'il faisait chanter mon frère...Ses derniers agissements nous avaient dangereusement approché des chasseurs de vampires et je craignais bien que nous soyons un peu en danger...

Il éclata de rire, tellement il trouvait cela saugrenu. Moi pas. Ensuite il suggéra des problèmes avec mon frère ? J'avais l'impression qu'on venait de me jeter un seau d'eau glacée sur le crâne. HEIN ? Comment pouvait-il deviner une chose pareil à partir de rien ? Non, il ne devinait pas. Il lançait des idées dans le vide. Je pouvais tout  aussi bien ne pas être au courant de ces faits et gestes ! J'étais bien curieux de savoir ce qui le faisait dire ça, et comment ce raisonnement avait abouti.  Je ne répondais pas à cette allégation. Cela ne le regardait pas. Il n'avait pas le droit de savoir. Alors je ne répondais pas.

« C’est plutôt lui qui tient un chantage plus qu’autre chose, si tu veux savoir la vérité. »

«Voilà qui lui ressemble plus... »

Et pourtant je n'étais pas soulagé par cette information. Logan s'embourbait encore dans des tas de problèmes... Enfin.. c'est peut-être mieux comme ça que de tuer un présumé innocent. Mais en attendant, ce type nous met en danger alors pourquoi le laisser libre de ces mouvements. Il y avait tellement d'alternatives moins invasives mais tout aussi efficaces pour le faire taire. Un contrat, de l'argent, ou bien encore...l'internement pur et simple en psychiatrie. Il serait tellement drogué qu'il serait incapable d'articuler son nom correctement.  Je secouais légèrement la tête. Non je n'avais pas à me mêler de ces affaires...Et puis je commençais à penser comme Chris, ça devenait effrayant.  Ce que je devais retenir, c'est qu'il avait eu l'occasion de le tuer et qu'il avait pris la décision de ne pas le faire. Et ça, ça me donnait de l'espoir.  

Mais après, si tu veux vraiment que je fasse le grand méchant, je peux très bien te crever un œil. Comme ça, tu lui ressembleras. Hm ? »

Il pensait que c'était drôle? Il pensait que c'était vraiment approprié ?! Il n'avait aucune idée... aucune idée... de ce que j'avais ressenti cette nuit là. Aucune idée de la façon dont ça avait marqué Chris, de comment ça l'avait blessé. Non ce n'était pas  lui qui l'avait retrouvé dans son sang, et qui l'avait soigné encore et encore espérant un jour soigner cette blessure qui le défigurait. Non ce n'était pas lui qui portait cette culpabilité. A chaque fois que je voyais son oeil...ou son cache-oeil... Je n'espérais qu'une chose. Devenir capable de soigner cet oeil invalide.

«Vous vous croyez drôle ? »- sifflais-je, hostile.

Non ce n'était vraiment pas drôle et je gardais les lèvres serrées dans une grimace. Il allait vraiment trop loin. Et cela éveillait quelque chose en moi, quelque chose de désagréable qui me donnait envie de lui faire du mal. Mais de toute évidence quelqu'un s'en était chargé avant moi, c'était pas la peine d'en rajouter. Et je n'allais pas risquer mon job, ni mon intégrité pour ça. En plus ça ne serait que décevoir mon frère... Laisse couler.

«Je connais mon frère mieux que personne. Et parfois... il n'est pas exactement ce dont il a l'air. Il est plus que ça. »

Je poussais un soupir. Et je jetais un dernier oeil au formulaire.

«Bien...et puisque vous avez l'habitude que ce soit Logan qui gère vos soins... je ferai en sorte que votre dossier lui soit transmis directement. » ajoutais-je en feignant l'indifférence.

Je n'aurai qu'à le déposer auprès de sa secrétaire en expliquant que c'est urgent. Elle me fusillera du regard comme d'habitude, mais soit... Je souhaitais donc une bonne journée à mon patient ( sans le penser) et je quittais la pièce. J'avais d'autres patients qui avaient besoin de moi.