Je me trouvais dans ce couloir. C'était un des couloirs du labo sans aucun doute, je reconnaissais ces murs d'un gris sombre, d'un béton parfaitement lisse. Je reconnaissais les portes sur les côtés. Elles menaient soit à des laboratoires, à des bureaux ou encore à des salles d'examens ou d'expérimentation. Mais ce n'était pas mon couloir. Ce lieu me semblait étranger. Toutes les lumières étaient éteintes, plongeant le couloir dans une semi obscurité, avec la faible lueur des néons de secours. Et au milieu de ce couloir étrange, se dressait une silhouette familière. Liam. Et soudainement les flammes apparurent. Pas sur moi, mais sur lui. Des flammes d'une couleur intense et surréaliste. Et c'était Liam qui se tenait au milieu de se brasier. Il n'y avait pas de chaleur, mais les flammes commençaient à le dévorer lentement. Un sentiment de danger m'envahissait aussitôt. Je devais faire quelque chose.

LIAM !

Mais aucun son ne sortit de ma bouche. Il se tourna vers moi, avec ce sourire arrogant alors que la peau de sa main droite  et de son cou commençaient à tomber en morceaux noircis, s'enroulant sur elle même avec un bord rougoyant. Comme si sa peau était faite de papier. Ma première pulsion fit d'aller l'aider, mais j'étais incapable de bouger. Il n'y avait pas d'extincteur dans ce couloir. Je ne pouvais rien faire. Mais j'avais eu cette impulsion, ce pas en avant vers lui pour tenter de le sauver. Alors qu'il se détournait de moi avec cette expression désinvolte, j'ouvrais les yeux et je sortais du rêve.

Je me sentais vaseux et fatigué. Le rêve gardait son empreinte sur moi. Il était déjà tard. J'éteignais rapidement mon réveil, posais mes lunettes sur mon nez et je me levais. Ludwig occupait déjà la salle de bain. Ca faisait un moment qu'il évitait toute conversation. Je poussais un soupir et je capitulais, allant me chercher un café dans la cuisine. J'essayais de réduire ma consommation de cigarette, donc je passais sur la cigarette du matin. Je m'en occuperais plus tard. Quelques minutes plus tard, Ludwig descendait les escaliers quatre à quatre pour prendre directement la porte.



Trop tard, la porte s'était déjà refermée sur moi. Je poussais un mi-soupir, mi-grognement passant une main dans mes cheveux avant d'aller prendre ma douche et me préparer pour ma journée de travail.

*****
L'empreinte du rêve ne s'était pas dissipée. Et Liam avait le don de m'agacer me rappelant sans cesse que je lui devais un rendez-vous avec Freyr. Pas étonnant qu'il apparaisse dans mes rêves, il n'arrêtait pas de me harceler. Contrairement à Ludwig qui était devenu une ombre furtive et à Freyr que je n'avais pas eu le plaisir de croiser depuis un bon moment. Mais bon j'imagine que c'est ma faute. Moi et ma grande gueule. J'avais beau repousser l'échéance, j'allais devoir trouver un moyen de contacter la divinité. Le comportement de Ludwig me déplaisait, mais essayer de régler ses problèmes ne faisait pas partie de mes attributions. Il était clair que je dépasserai les bornes en tentant de lui inculquer un peu de raison. De toute façon il n'était certainement pas prêt à m'écouter.

Et Liam... que voulait dire ce rêve ? Ce n'était pas anodin, j'en étais certain. Mais qu'est ce quel message essayait-on de me faire passer ? Dans ce rêve, j'avais eu envie d'aider Liam. Mais c'est déjà ce que je fais. Ca fait des jours que je note et que je détaille mes observations. Un peu de patience et ça viendra. Peut-être n'aurais-je pas dû avoir en envie de l'aider dans ce rêve. Je ne devais pas perdre de vue qu'il s'agissait d'un terrible meurtrier... Oui normalement j'aurai dû le laisser mourir. Mais... ce n'était pas ma réaction... Mon téléphone me sortit de mes pensées en vibrant. Un autre rappel de mon collègue. Bon sang, ce qu'il était chiant !

****

Je suis rentré à l'appartement, me sentant dans le même état que ce matin.  Je devais me reprendre et arrêter de laisser Ludwig faire ce qu'il voulait. J'avais un message pour Freyr et je comptais bien le faire passer. J'attendais dans le salon, assis sur le canapé qui donnait directement sur la porte d'entrée. La porte s'ouvrit et ce fut Ludwig qui passa la porte. Je me levais aussitôt, prêt à bloquer son chemin en cas de réponse négative et d'avorter toute tentative.

Le comportement de Ludwig s'était rapidement dégradé depuis notre dernière conversation. Et autour de lui, je percevais ces mêmes énergies négatives qu'il produisait. La seule différence c'est qu'elles n'étaient plus dirigées contre lui. Enfin pas totalement du moins. C'était assez difficile à dire. Il m'en voulait, il me détestait. Je savais que mon travail n'était pas de le juger, mais en tant qu'être humain, je ne pouvais ignorer ses actions. Et je sais que mes paroles sont souvent loin de refléter les miennes. C'est surtout pour ça qu'il m'en veut. Je lui ai fait miroiter des choses impossibles. Je lui avais menti, je m'étais trahi et maintenant j'en subissais les conséquences. Bien, très bien. Mais je ne devais pas laisser ce comportement entraver mes recherches et encore moins celles de Mad.Et si Liam me harcelait sans cesse pour ses caprices, je ne pouvais pas travailler correctement. J'aurai préféré pouvoir l'ignorer, mais je n'avais pas les moyens de le faire taire, ni de l'intimider. Je devais au moins tenter de convaincre Freyr d'accepter, mais pour ça il fallait traverser les barrières que Ludwig avait dressé - ce qui se révélait loin d'être une partie de plaisir.

J'ai donc tendu une embuscade à mon colocataire dès son retour à l'appartement. Il me répondit d'un ton vraiment pas coopératif, cherchant de nouveau à s'échapper. Il tenta de me bousculer pour passer. Je le repoussais vivement de  la paume de la main, mes doigts refermés autour de sa chemise pour l'empêcher de s'enfuir dans la direction opposée. Son attitude était franchement agaçante et honnêtement ça avait assez duré.  Il était temps d'y mettre un frein et une pointe d'agacement et d'hostilité perçait mon ton :



Il ment. Freyr n'a pas pris congé. C'est pas son genre. Il se planque éventuellement mais depuis si longtemps... c'était peu probable. Je l'affrontais du regard. Ma patience avait des limites. Je pris une inspiration et j'essayais de m'adresser à Freyr du mieux que je le pouvais. Je lâchais donc prise.

Ses remarques étaient acides et son ton franchement hostile. Il avait le même genre de sourire arrogant que Liam. Sauf que ça ne lui allait pas, ça lui déformait le visage en quelque chose d'hideux et de mauvais.  Et qu'est ce qu'il voulait  dire ? Je n'étais peut-être pas le plus sociable ni le plus ouvert des colocs, mais mon comportement n'avait jamais été infect envers lui. Distant et froid, ça je l'accorde. Mais jamais hostile, jamais contreproductif. Il était évident que Ludwig était incapable de réfléchir avec son cerveau. Il m'en voulait, et c'était tout ce qui transpirait de son discours : de la colère dirigée vers moi. Mais sérieusement, même après aussi longtemps ?! Il ne pouvait pas juste... je sais pas... passer à autre chose ?

J'essayais d'invoquer la divinité, espérant que ses pouvoirs couperaient court aux imbécilités de Ludwig. Mais soit il ne souhaitait pas me donner un coup de main - peut-être approuvait-il en silence ? En tout cas il ne semblait pas disposé à se montrer. Et toujours avec ce sourire si faux que j'éprouvais l'envie intense de l'arracher de son visage, il débita des absurdités qui me laissèrent sans voix. Il était con ou bien retardé ?  Il tenta de forcer le passage de nouveau. Ce fut avec une soudaine violence à laquelle moi-même je ne m'attendais pas que je le repoussais à nouveau. Je sentais la colère brûler mes joues et mes muscles se crisper.



J'essayais de me calmer et je baissais d'un ton.



Ca c'était ce que je ne parvenais pas à expliquer. Ou alors je me trompais et il y avait quelque chose d'autre. Je ne mentirais, évidemment que j'aurai préféré entretenir une relation positive avec Ludwig. Ca serait beaucoup plus facile, lui qui a l'art de se mettre dans tous ses états pour rendre les choses encore plus difficiles qu'elles ne le sont.  Pour lui et pour moi. Ca serait plus facile de le voir dans son état normal. Mais je vais être honnête, je passe mon tour. Mon boulot c'est pas de le réparer ni d'être son meilleur ami. C'est ce qu'il reste : un job. Et sincèrement je ne vais pas plonger dans le même piège deux fois alors que je parviens à peine à me maintenir. Maintenant je dois faire les choses correctement. Je ne peux pas porter le poids des problèmes de Ludwig sur mes épaules. Du moins pas de problèmes aussi triviaux que ses humeurs.




Je croisais les bras et je le fixais de la façon la plus neutre possible.

Ce changement s'était opéré en si peu de temps que j'avais encore du mal à le digérer. Je ne sais pas ce que j'espérais faire en le confrontant de cette façon. Peut-être lui faire entendre raison. Mais plus il parlait, plus il était évident que ce n'était pas la raison qui dominait son jugement. Son raisonnement était simpliste et il oubliait pas mal de choses, en commençant par ses obligations. Et je passerai sur la gratitude qu'il me devait, même si cela commençait à me faire grincer des dents.




Sérieusement, qu'est ce que j'ai fait mal de avec lui ? J'avais des restrictions, je ne pouvais pas tout lui dire. Et si ce n'était pas pour me punir de mon écart de conduit alors qu'est ce qui provoquait ce comportement néfaste et puéril ? Peut-être bien qu'il mentait. A son sourire suffisant, il était évident qu'il pensait tout savoir, qu'il pensait être maître de lui-même. Seulement voilà, il n'était qu'en liberté conditionnelle et il semblait l'avoir oublié. Evidemment, je ne bougeais pas d'un pouce. Et ensuite, il se ramena avec cette idée qu'il se trimballait depuis un moment. Et bon sang, il avait l'air d'un gamin en le disant. Hors de moi, je ne pus m'empêcher de lever la voix, excédé en lui répondant :




Voilà, c'était dit, plus besoin de marcher sur des oeufs ou de faire semblant. Je n'aurai certainement pas dit ça au début. Simplement parce que Ludwig n'agissait pas de manière aussi infecte. Mais là, il dépassait les bornes et je n'allais pas lui mentir à ce sujet. Il était impossible de communiquer avec moi. Quelle blague, c'était lui qui rendait les choses difficiles. Il me menaça d'utiliser ses pouvoirs contre moi. On ne pouvait pas dire que je m'y attendais, mais au delà de la surprise, je réalisais que c'était évident. Quel autre choix il avait ? Il aurait pu m'écouter, me répondre par oui ou par non. Mais non, il devait choisir d'utiliser sa forme de violence... Qu'est ce que je devais attendre d'autre de quelqu'un comme lui ? D'un terroriste ? Le dialogue ? Ah, ne me faîtes pas rire. Je ne bougeais pas. Bien puisque c'était comme ça... C'était lui qui l'avait voulu.



Je poussais un soupir et je faisais mine de bouger pour le laisser passer, fouillant dans ma poche arrière. Je n'aimais pas ça, mais il ne me laissait pas le choix. Je m'approchais suffisamment pour sortir mon taser avec rapidité et presser la gâchette. Les crochets pincèrent la peau à travers le tissu de sa chemise et la décharge eut un effet immédiat. Le corps de Ludwig s'effondra sur le sol après quelques convulsions. Je rangeais l'appareil à sa place. La décharge bloquait le système nerveux pendant quelques minutes, le paralysant. Avec un peu de malchance, il sera un peu brûlé à l'endroit de l'impact mais je m'en fichais, il l'avait cherché. Heureusement, il était capable de m'écouter sans m'interrompre.



Tout en parlant, je m'étais accroupi, profitant de sa paralysie pour lui faire les poches. Ses clés, son portefeuille, son téléphone, je récupérais tout. De cette façon il ne pouvait pas prendre la poudre d'escampette.  Sans clés, sans argent, sans documents d'identités. S'il devait aller bosser j'irais le conduire et l'attendre à la sortie.



Je me redressais et j'allais verrouiller toutes les portes et toutes les fenêtres de l'appartement. Je n'aimais pas particulièrement faire le gendarme, mais il ne me laissait pas le choix. J'allais devoir être plus sévère à l'avenir.

Honnêtement, je ne sais pas si c'était la bonne décision. Je n'aime pas tellement recourir à la violence en revanche, le sarcasme, l'argumentation, l'intimidation c'est plutôt mon truc. Je ne suis pas un homme violent. Mais aussi, pas mal de gens me penserait incapable de passer à l'acte. Et pourtant... j'avais déjà commis des erreurs. J'avais déjà passé à l'acte. Je gardais ce taser depuis le début, juste au cas où. Se retrouver dans un huit-clos avec un dieu, ça pouvait être dangereux. Posséder une arme qui me permettait de le neutraliser sans le blesser était impératif. Mais je ne pensais pas que je devrais l'utiliser un jour, surtout sur Ludwig. Eventuellement pour calmer les ardeurs de Freyr... mais Ludwig ?! J'étais loin d'imaginer qu'il aurait pu m'être hostile au point de constituer une menace... Et pourtant je devais m'y résigner. Ludwig devenait un problème je devais donc le replacer correctement. Tsss... Dans quel pétrin je me suis fourré ?! E tout ça à cause des coups de pression de Liam. Mais j'imagine que Ludwig aurait explosé de toute façon. Peu importe les belles paroles que j'aurai pu inventer pour essayer de le rassurer, c'était fini. Et ça aurait fini par sortir...Bref, inutile de rester sur le passé.

Tout ça... ça voulait dire que je devais serrer la vis et le traiter comme un prisonnier à nouveau. Ca allait être éreintant. J'en ai marre de me battre sur tous les fronts. Je n'ai pas d'allié, il n'y a que moi. Ca devient vraiment très fatiguant. Mais il faut continuer, je n'ai pas le droit de m'arrêter. Je verrouillais les portes, les fenêtres et je rangeais les clés dans ma poche.

Quand je me retournais pour vérifier l'état de mon protégé, c'était Freyr que je retrouvais, se relevant péniblement. Enfin était-ce bien Freyr ? Ses marques me paraissaient plus ténues, plus discrètes que d'habitude. Etrange. Mais j'imagine que ça devait être ma perception. Je restais sur la défensive à une distance respectable. De mon point de vue, Freyr devait forcément s'être allié à Ludwig.




Il le faisait sans cesse avant, se servant de Ludwig comme d'un bouclier, comme d'un otage. Et maintenant il faisait semblant de rien ? Hm... Il a l'air d'avoir mal. Est-ce que je l'aurai mal fait ? Je ne sais pas. C'est pas le moment d'avoir des regrets. Je m'occupe de remplir la bouilloire électrique histoire de me faire un thé et saisir l'opportunité de regarder ailleurs.

Evidemment, Freyr débarquait soudainement comme une fleur, faisant limite semblant de rien. Comme s'il n'avait pas assisté à tout cela. De mon point de vue, c'était impossible bien entendu. Et pourtant, quand je lui rappelais avec justesse qu'il n'avait eu que ce qu'il avait mérité, en gros s'il avait daigné se pointer plus tôt j'aurai pu éviter de faire usage de mon arme. A eux deux , ils me repoussaient dans mes derniers retranchements. Et pourtant il niait. Il disait qu'il l'aurait fait s'il avait pu le faire... Mais qu'est ce qu'il voulait dire par là. Je lui lançais  un regard interrogateur. Il ajouta que cela dépendait de moi. Bien sûr. Parce que les sautes d'humeur d'une divinité et d'un connard dépendent entièrement de moi. Je fronçais les sourcils, répondant d'un ton défensif :




Et juste comme ça, sans prévenir, il avança sa main et sortit de nouveau cette arme particulière. J'esquissais un pas de recul. Je n'aimais pas être une cible. Seulement la dague qui m'avait effrayé ne ressemblait plus tellement à celle qui m'avait fait perdre mon sang-froid il y a quelques mois. Elle semblait... petite et émoussée, à l'image des marques de Freyr sur Ludwig. Presque translucide. Je la regardais, curieux. Ensuite il m'expliqua que Ludwig avait pris le dessus sur lui. Je relevais aussitôt les yeux sur la divinité, interloqué par cette information.



Alors c'était Ludwig qui tenait Freyr en otage... Et avec son état d'esprit ça n'allait pas être drôle. Comment est-ce que les rôles avaient pu s'inverser ?! L'énergie de Freyr s'était affaiblie... c'était indéniable. Et je le constatais seulement aujourd'hui. Bordel de merde. J'en ai marre. J'en ai marre de ces deux là. J'ai envie de les jeter par la fenêtre.  Je poussais un soupir exaspéré et irrité à la fois  enlevant temporairement mes lunette pour frotter mes yeux.



Je remettais mes lunettes sur mon nez. L'eau était en train de bouillir, produisant un son que je trouvais particulièrement irritant. J'éteignais la bouilloire sans ménagement. J'ignorais complètement sa question. Ce que Liam lui voulait je n'en savais rien et c'était loin d'être pertinent si Freyr était incapable de se maintenir en position de force.



Je serrais les poings.



En fait, je pense que c'est moi qui vais finir par sauter par la fenêtre. Mes doigts serrés autour de quelques mèches de mes cheveux noirs, j'avais l'impression que j'allais péter un câble. Tous mes efforts anéantis. Ce n'était pas juste à propos de Liam et de ce rendez-vous. Tous mes efforts réduit en poussière peut-être à cause de moi en partie, mais aussi à cause de cet imbécile. Je sentais le sang battre dans ma tempe. Je lâchais mes cheveux pour pointer l'individu affalé dans le canapé du doigt.

Je n'avais pas de répit entre ces deux là et Liam qui me harcelait. Comment est-ce que j'étais censé rester calme alors que tout commençait à s'écrouler autour de moi, comme la dernière fois ? Tous ce problèmes que je ne pouvais pas résoudre mais qui m'empêchaient de fonctionner correctement. Je commençais à atteindre ma limite. Entre ce que je devais endurer au travail, supporter Liam et accepter de travailler sur ce projet qui allait contre mes convictions, et ce qui se passait à l'appartement... Je n'ai jamais été particulièrement proche de Ludwig, on ne peut pas dire que je portais beaucoup d'affection pour lui. Mais tout de même... je l'avais considéré comme un allié, et maintenant il se retournait contre moi. Et devoir lui porter un coup pareil, ça ne faisait vraiment pas plaisir. Pas du tout. Ca me laissait un gout amer dans la bouche. Comment avait-on pu en arriver là ?

Alors quand je réalisais que Freyr était affaibli au point de se laisser mener par un humain malavisé, je voyais tout le travail que j'avais effectué s'effondrer. Les tentatives de rétablir l'équilibre, tout ce que j'avais fait pour Ludwig, le peu que j'avais osé faire. Tout ça ne voulait plus rien dire si Ludwig envoyait tout en l'air et si Freyr était incapable de l'en empêcher. L'expérience se solderait par un échec s'il disparaissait. Et je ne pouvais pas gérer un échec de plus. J'avais besoin d'une victoire, une seule dans cet océan de défaites. Une victoire aussi insignifiante soit elle à laquelle se raccrocher, comme une bouée de sauvetage.

Freyr restait assis là, dégageant son aura de quiétude habituelle, comme si de rien n'était avec un sourire éthéré. C'était bizarre. Il n'avait pas la réaction que j'attendais. Où était passé son sourire arrogant, sa présence supérieurement écrasante ? Je percevais ses tentatives d'instaurer le calme et je les ignorais.



Le moment où Freyr avait été sorti de sa statuette après son long sommeil... Ce moment là aurait du être son moment de faiblesse, pas maintenant. Normalement... les choses auraient du rester les mêmes ou évoluer de façon positive. Mais s'il avait une explication rationnelle, j'étais prêt à l'entendre se défendre.

Il me rappela mon rôle d'observateur dans tout ça avant de remarquer ce qui crevait les yeux. Je n'étais pas impartial. Je n'étais passif. En ce moment j'exprimais ce que je devais taire, mes inquiétudes, mes frustrations. Je n'étais plus ma fonction mais bien la personne que j'étais et il venait de le repérer. J'esquissais un pas de recul me mordant la lèvre. C'était une autre erreur. Je me défendais de ses propos comme je le pouvais, sans les étayer. Je protestais :



Ca me paraissait ridicule. Moi ? Me battre pour eux ?  Ce n'était pas ça... Je ne crois pas. Je me battais pour moi d'une façon. Même si cela les concernait, c'était loin d'être complètement désintéressé. Je me sentais pris au piège. Je devais changer de nouveau. Redevenir ma fonction. Ne pas laisser ces choses m'atteindre personnellement. Lorsqu'il posa sa main sur moi je la repoussais vivement, reculant immédiatement.



J'employais de nouveau le ton de la neutralité. Pas de surprise, ni de dégoût dans ma voix. Je croise les bras et j'essaie de contenir mes émotions à l'intérieur de ma cage thoracique.

La perspective de tout échouer à nouveau me faisait réagir de façon irrationnelle. Je ne voulais pas échouer. Je voulais au moins avoir cette certitude... C'était des mois de travail qui risquaient de tomber à l'eau, à chaque saute d'humeur de mes deux protégés. Et moi je devais tout balancer pour que cela fonctionne. Etre sur les deux fronts et encore... Il y avait de quoi s'arracher les cheveux. Ou en attraper des gris. Alors quand Freyr m'assurait qu'il ne pouvais pas disparaître, je ne le croyais pas et j'imaginais le pire. Pourquoi le croire de toute façon ? Ca n'avait pas de sens qu'il soit plus faible maintenant qu'au début de leur cohabitation. Aucune. Et il fallait limiter les dégâts tout de suite. Lui, il relativisait, en disant qu'il ne pouvait pas être au top tout le temps. Evidemment il ne l'était pas justement quand j'avais besoin qu'il le soit. Bon sang, est-ce qu'il servait à quelque chose ce type ? Je poussais un soupir. On ne peut pas argumenter avec un imbécile.

Il prenait tout tellement à la légère c'était affligeant. Evidemment qu'est ce que ça pouvait lui faire ? Il était immortel. Ce qui m'arrivait ou ce qui pouvait arriver à Ludwig ça lui était bien égal. Enfin peut-être pas à Ludwig...Quoi qu'il en soit il ne prenait vraiment rien au sérieux, s'amusant presque de me voir affecté de la sorte. Vraiment c'était les seules choses qu'il trouvait à dire sur le sujet?! Remarquer que je n'étais pas objectif ?!! La seule chose qu'il pouvait me garantir c'était que s'il ne tombait pas endormi, il pouvait maintenir sa domination sinon... En d'autres termes, c'était ce soir ou jamais. Et j'aurai probablement une belle surprise demain matin. C'était donc ma chance : je sortais mon téléphone portable et j'envoyais un message à mon supérieur, pour vérifier ses disponibilités. J'étais quasiment sûr qu'il accepterait.

« Il me faut un nexus. Tu veux devenir mon nexus ? »

Cette phrase me fit détacher le regard de mon petit écran. Il souriait comme un gamin qui demande : " tu veux être mon ami ?" Etait-ce une forme de blague ? Je le fixais, incrédule. Moi devenir son nexus... N'importe quoi. Quoi que...L'idée commençait à faire son chemin dans ma tête. Bien sûr que je n' avais aucune envie d'être le laquais de ce bon à rien. Mais d'un autre côté... si ça pouvait me permettre d'assurer la domination de Ludwig par Freyr...Si ça pouvait m'aider à le maintenir en hôte et à contrôler les humeurs de l'humain... N'était-ce pas exactement ce dont j'avais besoin ? Je n'écoutais qu'à moitié la suite de ses explications. Que je sache Ludwig n'avait jamais cru en lui de toute façon et pour cause : qu'est ce qu'il y avait de divin chez Freyr ? Honnêtement je me posais la question.




En fonction de sa réponse je pourrais éventuellement considérer cette proposition. Ce n'était pas comme si n'importe qui pouvait se remettre à croire de nos jours. Je ne pouvais pas vraiment compter sur quelqu'un d'autre. Rapidement et nerveusement je préparais un petit café à Freyr, agitant rapidement mes doigts autour du percolateur, fouillant dans les armoire après une tasse. Si tout ce qu'il fallait c'était le tenir éveillé pendant quelques heures... un café ferait bien l'affaire. La sonnerie de mon téléphone m'interrompit. Evidemment que Liam était disposé à nous recevoir, il n'attendait que ça depuis deux semaines. Je tendais la tasse chaude à mon interlocuteur.

Je me souvenais très bien de ma réaction lorsqu'il m'en avait parlé la première fois : jamais de la vie ! Un cri du coeur. Et aujourd'hui j'étais prêt à reconsidérer sa proposition. La situation avait changé. Le rapport de force entre Freyr et Ludwig avait changé, comme l'état mental de Ludwig. J'ignorais toujours ce qui avait causé ce revirement. Cela ne pouvait pas être ma semi-confession ? C'était difficile à dire, je ne pouvais ni prévoir, ni comprendre ce qui se passait dans sa tête. Je devais faire au mieux pour limiter les dégâts et endiguer le raz-de-marée que cela pouvait causer. Donc devenir nexus était une option envisageable. Mais alors qu'il commençait à m'expliquer, toujours un peu dubitatif, je commençais à douter de la probabilité de cette option. D'abord, si je devais me définir sur le plan de la religion je me qualifierai comme un païen. Je ne crois pas au paradis, ni à l'enfer. Il y a des êtres puissants, sans aucun doute, mais ceux-ci sont immatériels ou appartiennent à une autre dimensions. Et Freyr n'en fait pas partie. Freyr n'avait pas entièrement tort concernant la ferveur des humains. Seulement ils avaient choisi d'autres dieux, plus matérialistes. L'économie, la technologie... l'argent simplement. Ou encore eux-mêmes. A mes yeux le fanatisme est un vice. Et Ludwig en est l'exemple vivant. Alors quand il me parlait de le "vénérer", j'avais de gros doutes. Encore plus lorsqu'il parlait de "favori", vocabulaire qui appartenait davantage au milieu du concubinage des rois et empereurs qu'à celui du divin.

J'haussais un sourcil et je lui faisais remarquer d'un ton sarcastique :




En d'autres termes il pouvait faire une croix dessus. Je m'occupais de lui préparer son café. Enfin il y avait bien ce moment où il m'avait surpris en s'inquiétant pour Ludwig. Mais il n'y avait rien de divin là dedans. C'était justement parce que c'était humain que cela m'avait surpris. Bref. C'était pas aujourd'hui que Freyr allait confirmer son statut de dieu, que ce soit par ses actions ou par sa façon d'être. La vénération, la foi, ça se gagne. Ce n'est pas donné gratuitement. Sauf si on est vraiment crédule, et malheureusement pour lui ce n'était pas mon cas.

Je lui tendais le café chaud, l'ignorant un instant histoire de me préparer à partir. Mais lui n'avait pas satisfait sa curiosité concernant cette affaire et persistait à me poser des questions. C'était ennuyeux. J'avais bien envie de lui dire la vérité - c'était la bonne chose à faire mais je ne souhaitais pas qu'il se désiste au dernier moment. Niveau refus, j'avais eu mon compte et j'avais bien envie que tout se passe bien pour une fois.





Je lui volais la tasse entamée du bout des doigts et je le priais de me suivre et de partir.

J'avais beau le regarder sous tous les angles, il m'aurait été impossible de vénérer Freyr. A mes yeux il ne représentait rien de divin, il était déchu, sans pouvoirs, sans volonté, sans la moindre utilité. Sa vie consistait à vivoter ici et là, draguer tout ce qui bougeait en plus de nous créer des problèmes. C'était à ça qu'était censé ressembler le vénérable, l'authentique dieu de la vie ? Il ne faisait rien, ni pour la sauver, ni pour la préserver, ni pour la restaurer. Littéralement, il restait simplement assis sur ses deux fesses à attendre que le temps passe. En revanche lui ne l'entendait pas de cette oreille. Il poursuivit dans un laïus rempli d'amertume et d'incompréhension. Je ne pouvais pas tout nier, et je ne pouvais pas faire semblant que ses paroles acides ne m'affectaient. Mais ensuite je relativisais, le considérant avec mépris. Comment pouvait-il comprendre la complexité de notre époque et ses enjeux ? Lui qui avait vécu à l'époque où les hommes ressemblaient davantage à des bêtes sauvages, proches de la terre certes, mais loin de leur spiritualité. Comment pouvait-il éprouver autre chose que du mépris pour un monde qui l'ignorait, le méprisait et surtout n'avait plus besoin de lui ? C'était loin d'être une fine analyse de sa part, lui qui avait reçu très peu d'éducation.

Pathétique excuse pour un dieu de la vie.

Mais je gardais ces idées pour moi.

répliquais-je avec une ironie non dissimulée.

Bref tout ça me confortait dans l'idée que Freyr était loin d'être malin et encore moins objectif. Qu'est ce qu'il en savait de toute façon ? Il était arrogant et têtu comme une mule. Il était impossible de lui faire changer d'avis. Notre monde n'était pas idyllique, j'en avais la conviction mais tout ça ? Quand même pas.

Il lui fallut un moment pour ôter ce ton amer de sa bouche et  retrouver sa façon de parler. Il devenait de nouveau irritant et curieux. Je claquais ma langue contre mon palais. Je levais les yeux au ciel.



Comprenez dans le ton de sa voix : est-ce que tu es vraiment aussi con ?  Bien sûr que j'avais ma petite idée sur le contenu de cette conversation. Seulement cette présupposition était peut-être complètement fausse, je n'en savais rien. Autant ne pas remplir sa tête avec ces idées. Et Freyr n'avait pas l'air de comprendre que nous n'étions pas dans un partenariat. Qu'il me fasse confiance ou pas, il doit faire ce que je dis, un point c'est tout.  Je regardais ma montre exaspéré avant de regarder sa main tendue, que je ne prenais pas.



Devais-je rappeler toutes ses conneries ? La bagarre, l'alcool, se faire sortir des bars et vomir de tout son saoul  ( c'était le cas de le dire). Je continuais de fixer sa main dubitatif. Contrairement à lui je n'ai pas manqué à mes engagements. Je poussais un soupir et je relevais les yeux ver lui. Il fallait plier cette affaire et vite. Je croisais les bras.