Froid.

Je resserre l'étreinte de mon maigre pull autour de mes bras, laissant un soupire de lassitude traverser mes lèvres. Les sourcils froncés, je guette avec un certain mécontentement les deux types d'un bon mètre quatre-vingts qui me hurlent des insanités au visage depuis quelques instants déjà. C'est lourd. C'est chiant. C'est long. Et ça me donne un goût amer dans la bouche à les entendre vociférer comme des abrutis. Vous pouvez pas, juste, arrêter deux minutes et vous tirer les mecs ? J'ai autre chose à faire que de vous écouter me traiter de tous les noms. Pas comme si j'avais fait exprès de faire tomber ce ciseau à pierre sur vos caboches. Pas vraiment. Et puis, je suis désolé les gars, mais vous n'aviez qu'à pas traîner autour de cette statue alors qu'elle est visiblement en pleine réfection. C'est logique, même pour moi. Je baille ostensiblement, démontrant clairement mon désintérêt face à leur remontage de bretelle en règle.

Cette ville n'est décidément pas faite pour moi. Il y fait trop froid. Cela rend les gens acariâtres et agressif. Une main qui passe, lasse, dans mes cheveux roux. Mes iris mordorés se posent sur notre environnement bouillonnant de vie. Plusieurs passant semblent interpellés par notre altercation, mais peu d'entre eux serait capable d'intervenir. Il faut dire qu'aujourd'hui, j'ai mis deux véritables armoires à glace en colère, ce n'est pas rien. J'ai toujours eu tendance à énerver les gens qu'il ne faut pas. À croire que je suis poursuivi par la malchance. Pas possible autrement. Mes paupières se ferment doucement alors que je laisse mes doigts jouer avec le ciseau à pierre. Il tourne, danse sur ma paume pour apaiser la colère naissante que je sens pointer au creux de mon ventre. Inutile de s'énerver face à des types pareils, j'aurais beau leur hurler dessus, je doute qu'ils comprennent quoi que ce soit.

" Non mais tu m'écoutes, sale merdeux ? "

Un sursaut, le ciseau tombe dans un bruit discret. J'entends pourtant sa chute résonner avec force à mes oreilles. Le plus vieux agrippe un pan de mon bleu de travail et me soulève. Obligé de rester sur la pointe des pieds pour ne pas m'étrangler, j'entends vaguement son ami ricaner. Génial. Il n'y en a pas un pour sauver l'autre, quoi. En voilà un beau duo d'abruti. Je laisse rapidement mon regard détailler mon vis-à-vis alors que mes mains attrapent instinctivement les siennes pour essayer de le dégager. En vain. C'est qu'il a de la force le bougre. Ou alors c'est moi qui n'en ai aucune. Ce qui, entre nous, est aussi fort probable. Mon nez se fronce sous l'agacement, et je décide - enfin - de reprendre la parole. D'une voix teintée de rouge sombre, de colère et d'irritation. Le goût amer dans ma bouche se répand rapidement à mesure que le ressentiment me gagne. Et puis quoi encore. Je ne vais pas me laisser marcher sur les pieds comme un connard et hocher bêtement la tête en m'excusant. Pas comme si c'était de ma faute, après tout.

" J'vous conseille de me lâcher bande de sagouin ! "

Mon attention se reporte exclusivement sur le type qui me maintient légèrement en hauteur, perdant peu à peu la réalité de ce qui nous entoure. Il y a beau avoir du monde, aucun ne semble de toute manière prêt à lever le petit doigt pour venir me filer un coup de main. Les joies de la vie en société. Il ricane et je grogne de mécontentement, laissant le voile rouge sombre de la colère voiler une nouvelle fois mes iris. Mains bien en prise sur ses bras, je me laisse parcourir par cette étrange sensation à laquelle j'ai fini par me faire. Une sorte de douce chaleur qui gronde dans mon ventre, pour finir par se répandre dans mes mains. Tu me touches, mon gars, tu vas en bouffer les conséquences. Je vais te faire voir le monde autrement, et tu ne vas pas aimer le voyage. Ses yeux s'écarquillent brusquement, stoïque et confus. Alors dis moi, ça fait quoi de ressentir les choses de cette manière ? D'entendre les couleurs ? De voir les sons ? De pouvoir donner un goût au froid qui nous lacèrent les tripes ?

Il bégaye un instant, son corps tremble. Son ami semble inquiet, au regard furtif que je le lui lance. Mais peu m'importe. Je ne vais pas laisser ces deux types m'agresser sans rien dire, tout de même. Je veux bien être gentil, mais faut pas abuser non plus. Le grand type s'écroule lourdement, après quelques instants, coupant ainsi court au contact de sa peau sur la mienne. Ah, les joies de la synesthésie partagée. Quelque chose me dit que sa petite cervelle n'a pas tenu le choc de toutes ses informations sensorielles diamétralement opposé à ce qui devrait être. Une perception foireuse peut entraîner ce genre de réaction, parait-il. La mine toujours autant agacé, je fusille son ami du regard. Approche, mon grand. Ce dernier panique, bégaye quelques instants. Instant dont je profite pour me retourner. Allez, on file à l'anglaise mon petit Ash. Faudrait pas non plus aggraver la situation. Pourtant, je sens une poigne rageuse m'attraper à nouveau par l'épaule pour me retourner de force. Quelques micro-secondes, et j'aperçois un poing se diriger rapidement vers mon visage.

Mes paupières se ferment mécaniquement, attendant la douleur qui, pourtant, ne vient pas. Tiens, c'bizarre ça...