Il est sept heures trente ce matin il neige sur Fröenbourg comme tous les matin, il neige ! Mais on nous annonce que ce sont les plus grandes précipitations depuis cinq ans au moins ! Et la neige n'est pas prête de s'arrêter, on attend encore au moins...

Bam.
Ta main s'écrase sur le réveil qui finira sans doute par trépasser à force de coups.
Loki est silencieux, ce matin. Pourtant, tu sais qu'il ne dort pas. Il ne dort sans doute jamais. Il a peut-être déjà trop dormi, si ses histoires de dieux endormis et de statuettes sont vraies. Tu aimerais avoir son secret, pour ne pas laisser ton esprit s'embrumer et ta conscience s'éteindre, même lorsque ton corps se repose. Pour veiller au grain. Pour l'empêcher de prendre le contrôle de votre corps, lorsque tu sombres, le soir. Le contrôle de ton corps. Tu devrais arrêter ça. Dire « votre » quand il s'agit de ce qui est à toi. Comme s'il était une part intégrante de ta vie, de ta personne, au point de partager avec toi ce qui est censé t'appartenir quoi qu'il arrive : ton enveloppe charnelle. Tu devrais arrêter ça. Lui-même ne fait pas l'erreur de t'inclure dans ses phrases, lorsqu'il parle de projets ; qu'il ne réalisera jamais. Tu devrais arrêter ça. Ne pas céder ta place à Loki. Tu n'es pas Loki. Ton corps n'est pas à Loki. Tu t'appartiens.  

Loki est silencieux, ce matin, tandis que tu vérifies les bleus sur tes jambes ; certains ne sont plus que des traces jaunes, un peu dégoûtantes. Tant pis. Personne ne regarde tes jambes. Tu penses que Loki doit passer par la fenêtre, la nuit, lorsqu'il ne trouve pas la clef. Tu devrais trouver un moyen de les fermer.

Loki est silencieux, ce matin. Un Loki silencieux est un Loki prise de tête. Tu décides d'ignorer le silence pesant. Vous vous êtes disputés, hier soir. C'est pour ça. Il boude. Il tente une nouvelle forme de torture. Il sait que tu es capable de l'ignorer, lorsqu'il fait du bruit ; par contre, le silence pesant, l'impression d'être seule, l'impression d'être volontairement ignorée, ça, tu ne peux pas en faire fi. Tu ne peux que remarquer l'absence calculée de Loki.

Tu l'ignores. Il faut que tu sois indifférente. Il ne faut pas que tu le laisses t'atteindre.

Le concierge de l'immeuble n'a pas pris la peine de déneiger le trottoir ; s'il l'a fait, ça ne se voit déjà plus. D'énormes flocons te tombent sur le coin du nez. Les voitures roulent difficilement. Tu as la chance de réussir à attraper un bus, qui roule avec une lenteur accablante. Tu as partie en avance ce matin. Peut-être que le patron annulera votre journée de travail. Il n'en est rien. Il n'a pas annulé. Quand tu traverses le magasin, des chaussures bon marché font un bruit de plastique trempé. Tu écoutes les différents bruits, ressens le froid du dehors, avec indifférence. Le froid et le bruit de plastique, les flaques que tu laisses sur le sol, ton pantalon mouillé, tes chaussettes gorgées d'eau ; tout cela ne t'atteint pas. Tu ne vis plus sur ce monde. Tu es dans ta tête. Dans ta bulle. Enfermée sur planète Astrid.

La pause de midi est passée. Loki n'a toujours pas pipé mot. Et le vide se fait sentir, plus encore. Loki ne parle pas. Tu ne parles pas non plus. De toute façon, tu t'en fiches. Tu étais mieux sans lui. Tu étais mieux dans le calme, dans la solitude. Tu n'as pas demandé ce qui t'est, vous est, arrivé. Avoir un Dieu dans la tête, c'est comme avoir un ami imaginaire ; quelque chose qu'on cache aux autres et que l'on trouve ridicule, au plus profond de soi. Qu'il se taise à jamais. Qu'il se rendorme, aussi.

Astrid, tu ne serais pas un peu en colère ?
Non.
Un peu irritée, alors, peut-être ?
Non.
Alors quoi ?
Je m'en fous.

Il neige toujours, sur Fröenbourg. La neige s'est accumulée sur le trottoir et sur les routes. Les voitures n'osent plus rouler pour la plupart ; les passants se font rares et personne ne semble vouloir entrer dans cette malheureuse boutique. À la radio, ils doivent sûrement parler de la chute de neige de la décennie. Si les services de radio ne sont pas perturbés.
Il règne ici un silence de mort. Entretenu par ton patron et toi-même, par le manque de clients assez courageux pour braver la neige ; entretenu par Loki lui-même qui est en passe de dépasser son record du plus long silence. Tu ne comprends pas pourquoi, toi qui vivais dans un monde sans décibels, trouves maintenant le silence si peu naturel. Tout ça à cause d'un foutu Dieu ?

D'accord. Tu ne pourras pas dire que tu t'en fiches, si tu continues à ruminer, à penser à Loki.
Alors tu n'y penseras plus.

Tu regardes, à la place, les avions colorés qui descendent du plafond. Totalement immobiles. Figés comme Fröenbourg semble l'être sous cette neige. Les jouets en bois ne t'émerveillent pas. Ils ne t'émerveilleront jamais. Ils sont presque effrayants. Tout semble, à tes yeux, sans vie, ici ; les jouets, le patron et son bras de bois, toi. Fröenbourg aussi est sans vie, aujourd'hui. Tes chaussettes sont encore mouillées.

Les flocons de neige ont fini par se faire plus rares, de même que le vent. Mais la vie à Fröenbourg n'a pas repris son cours. À présent, même le ciel semble aussi figé que les avions qui pendent du plafond. La neige descend lentement. On la croirait suspendue au ciel. Rien ne fond, cependant. La neige s'est calmée, mais le froid est plus mordant. La journée est bientôt finie. Il te reste un peu moins d'une heure et tu pourras rentrer, te coucher, dormir, dormir. Tu n'auras alors plus à te concentrer pour ne plus penser à Loki et à son absence vengeresse. Tu pourras rentrer chez toi, te coucher, et échapper au monde qui t'entoure par le sommeil. Ce sera bien.

Enfin, si tu réussis à rentrer.

Un bruit de porte qui s'ouvre et qui se ferme. Tu redresses la tête et émets un petit geste de surprise devant la frimousse encadrée de mèches roses bonbon. Qui contrastent violemment avec le paysage immaculé visible derrière la vitrine. Mais en parfaite adéquation avec les multiples couleurs de ces lieux.

La tornade rose dégage ses cheveux, les démêle, comme pour te rappeler sans te le dire à quel point les tiens peuvent être ternes. À quel point ils peuvent manquer, comme toi, de vie. D'un signe de tête, tu lui fais comprendre que non, vous n'êtes pas sur le point de fermer, qu'elle peut prendre son temps, que personne ne la mettra dehors, même si elle restait jusqu'à l'heure de fermeture. Ce n'est pas comme si tu avais autre chose à faire. Si tu travailles plus tard, tu auras peut-être la chance d'échapper aux gros flocons qui continuent de tomber.

La chevelure se déplace dans le petit magasin, inspecte les jouets, les retourne pour connaître leurs prix. Toi, tu te sens mal à l'aise de la fixer, aussi discrètement que possible, comme si elle était la seule source de distraction qu'il y ait ici. Tu te sens assez mal à l'aise pour baisser les yeux et faire comme s'il n'y avait personne. Loki se tait. Encore.

Si tu ne la regardes pas marcher, tu l'entends. Tu l'écoutes même attentivement. Tu t'accroches au bruit de ses chaussures contre le sol, pour remplacer le silence pesant que Loki t'offre. Tu ne craqueras pas. Tu te concentreras sur le bruit des chaussures et des jouets manipulés. Il ne t'aura pas. Tu n'avoueras pas que tu t'es habituée au son permanent de cette voix que tu es la seule à entendre. Tu n'avoueras pas que Loki te permet d'échapper au vide qui règne dans ton crâne. Tu n'avoueras pas qu'à présent le vide te semble insupportable. Le bruit des chaussures de la tornade rose te permet de prendre une pause, de te remplir la cervelle.

« Excusez moi, auriez vous des conseils concernant des jouets pour enfants ? Plus précisément pour une petite fille de quatre ans qui aime tout ce qui est mignon. »

Des conseils à donner concernant des jouets pour enfants ?
Des conseils à donner concernant des jouets pour une petite fille de quatre ans ?
Des conseils à donner concernant des jouets pour une petite fille de quatre ans qui aime tout ce qui est mignon ?

A bien y réfléchir, tu n'as eu pour le moment le privilège de ne servir que peu de personnes. Tu ne t'es jamais spécialisée dans la vente de jouets mignons pour petites filles. Tu ne sais même pas faire la différence entre quelque chose de mignon et quelque chose de... moins mignon. Tu peux juste dire que, d'après l'avis général, ce qui est mignon est souvent rose, jaune, avec parfois des paillettes, de grandes billes à la place des yeux, un faux sourire – malsain, d'après toi, ce sourire – cousu ou collé.

Et Loki se tait.

La tornade rose t'interrompt dans ta tentative de grimace qui aurait dû lui dire, si elle avait été menée à terme, que non, tu ne t'y connais pas plus en petites filles de quatre ans qu'en choses mignonnes ; que oui, si tu as eu la chance d'être embauchée, ce n'est pas pour tes talents de vendeuses, que oui, ton patron a de bien étranges critères mais que non, tu ne t'en plaindras pas. Mais la cascade de peluches te coupe dans ton élan, si bien que ton visage reste parfaitement neutre.

Je ne m'y connais pas bien, en services, mais... étant donné que tu es l'employée, ce n'est pas à toi de ramasser ?
Hm, si. Tu clignes des yeux, te réveilles et sors de derrière ton comptoir pour te jeter sur les oursons morts au combat avec autant d'entrain que possible. À savoir, pas beaucoup. Tes gestes sont lents mais appliqués.

« Ne vous en faîtes pas, elle tombe souvent. »

Ours remis à leur place, tu en profites pour faire le tour des quelques rayons et quelques accessoires dont vous disposez. Un truc mignon. Un truc mignon. Pour une petite fille. Mais c'est pas censé tout aimer, une petite fille ? Elle ne peut pas juste lui offrir un bâton ? Ça suffit à un gamin, un bâton. Un bâton ou une feuille de papier avec des crayons. Pourquoi aller brimer son imagination en lui offrant des jouets qu'il brisera, déchirera ?

Tu cherches néanmoins. Qu'est-ce que tu offrirais, toi, à une petite fille de quatre ans ? Tu n'en sais fichtrement rien. Tu n'offres jamais rien. Que ce soit à ta propre famille ou aux rares personnes de ton entourage. Tu ne t'impliques jamais dans quelque chose d'aussi grand qu'un cadeau. Même si, pour beaucoup, un cadeau n'est qu'une chose banale, une bricole trouvée en magasin. Pour toi, un cadeau, c'est une part de soi que l'on offre à autrui, à ne pas prendre à la légère. Tu n'offres pas de cadeaux. Parce que tu n'as rien à offrir, à l'intérieur de toi. Puisqu'il n'y a rien.

Tellement rien que Loki se tait.

Tu finis par trouver. Une petite poupée en bois, peinte avec finesse, colorée. Tu vérifies. Les articulations bougent un peu. Si tu devais dire que quelque chose est mignon, tu choisirais peut-être cette petite poupée d'une vingtaine de centimètres.

« Si je devais choisir quelque chose, ce serait ça. Mais si elle préfère des peluches, prenez-lui une peluche. Elle sera sûrement contente. »

Tu parles doucement, d'une voix monotone. Si tu la regardais pas aussi fixement, si tu n'avais pas passé tant de temps à regarder méticuleusement chaque objet de chaque étagère, elle aurait certainement eu de très bonnes raisons de croire que tu cherchais à te débarrasser d'elle le plus vite possible.
Dehors, la neige continue de tomber. A l'intérieur de toi, Loki s'enferme un peu plus dans son silence.
Tu retournes derrière ton comptoir. Tu n'auras, de toute façon, rien d'autre à lui proposer. Tu n'es pas experte en cadeaux. Tu lui diras, si elle insiste, que tu te fous des autres comme du dernier flocon tombé sur la route, que tu n'as pas cherché de cadeau depuis des lustres, que tu n'es de toute façon pas faite pour ça, que tu n'as pas d'inspiration.

« Si vous avez besoin d'autre chose, je suis à votre disposition. »