Quel bonheur de retrouver sa véritable nature!
Être enfermé tous les trois dans la même tête devenait rapidement insupportable, surtout lorsque chacun réagissait de son propre chef sans demander la permission aux autres. Bonjour, les migraines! Au moins, sous sa forme originelle, chaque âme avait sa propre tête. Ce qui était bien pratique, il faut bien l'avouer. Malgré tout, rien n'empêchait les disputes entre les trois têtes du molosse, passant leur temps à grogner à se mordre. Comme pour manger par exemple… Pour chasser, Cerbère n'avait aucune difficulté à coordonner ses trois têtes pour attraper du gibier, la faim étant bien plus puissante que les railleries. Mais une fois qu'il s'agissait de dévorer leur proie, les prises de bec revenaient aussitôt. C'était vraiment à qui voulait avoir le meilleur morceau. Sauf que le cadavre du pauvre cerf était bien souvent démantibulé et pu important quelle partie passait par quelle gueule. Tout finissait dans le même estomac de toute façon. Allez donc savoir pourquoi ses trois têtes se disputaient la part du lion…

Couché confortablement dans l'herbe, à l'ombre d'un arbre, le chien des Enfers se reposait, histoire de digérer. Ses têtes étaient posées sur le sol. L'une avait les yeux fermés et semblait faire la sieste. Celle du milieu restait aux aguets bien qu'elle profite de ce moment de répit avant une nouvelle querelle entre elles trois. La dernière s'amusait à mâchouiller sur qui restait du cerf, comme si elle se faisait les dents. Enosi bailla à s'en décrocher la mâchoire, tenté d'imiter son frère qui se baladait au pays des rêves. Mais laisser l'autre colérique tout seul sans surveillance n'était pas la décision la plus avisée non plus. Autant rester un peu réveillé en attendant qu'il termine de faire joujou avec son bout de carcasse. La tête centrale bailla une nouvelle fois avant de finalement fermer les yeux, se concentrant plutôt sur son ouïe et son odorat. Mais rapidement, ses oreilles captèrent un son pour le moins étrange mais séduisant.

Ouvrant les yeux, Enosi tourna la tête en tout sens pour rechercher la provenance de cette mélodie. Un grognement profond invita son frère Thymos à arrêter ses bruits de fin de festin. Grondant à son tour, il obtempéra pourtant et redressa la tête pour cherche ce que le chef de meute avait entendu. Lui aussi avait perçu les bribes d'une chanson dans l'air. Une douce litanie venait lui chatouiller les oreilles, inconnue mais si agréable. D'un coup de pattes peu sympathique, il entreprit de réveiller le dormeur. Glyka releva la tête en sursaut et gronda de mécontentement. Mais voyant que les deux autres étaient concentrés sur quelque chose, toute colère l'abandonna. Les oreilles dressées, il écouta attentivement avant de finalement comprendre que ses frères avaient leur attention braquée sur une complainte qui venait du sous-bois. Chaque tête continua à tendre l'oreille jusqu'à ce que l'une d'elles prenne l'initiative de se relever, poussé par la curiosité. Bien entendu, ce fut celle de droite qui incité les autres à marcher de l'avant pour découvrir d'où provenait cette voix mélodieuse. La tête du milieu la suivit sans protester, elle-même intrigué. La dernière ronchonna un peu. Cependant, elle ne s'opposa pas à cette décision. Deux contre un, ça ne valait pas la même de grogner. Puis de toute façon, elle aussi appréciait les musiques douces. Thymos prit tout de même le reste de leur proie, refusant de l'abandonner aux charognards du coin.

Cerbère s'avança donc prudemment. Ses truffes humaient l'air à la recherche d'une quelconque odeur trahissant la nature de la chanteuse. Oui, il s'agissait bien d'une femme à entendre le son de la voix. Le molosse atterrit dans une endroit dégagé, lumineux où les parfums de fleurs et de pin embaumaient l'air. Cependant, une odeur plus sauvage attira son attention. Au milieu de la clairière se dressait un rocher sur lequel était assise une femme. C'était elle qui chantait, il n'y avait plus de doute. Et ce n'était pas tout à fait une humaine. A y regarder de plus près, elle avait les allures d'un petit canidé avec ses oreilles et sa queue de velours. Une senteur sucrée vint aussi chatouiller leurs narines. Il ne fallut que quelques secondes au chien des Enfers pour détecter la présence de chocolat, ce qui ne laissa pas Glyka indifférent:

Chocolat!

Vive la discrétion!
Les deux têtes se retournèrent en même temps vers la troisième, celle de droite. Elles grognèrent toutes les deux. Franchement… Est-ce que Glyka avait vraiment besoin de le crier aussi fort? Le serpent qui le servait de queue siffla, ressentant le mécontentement grandissant présent dans tout le corps de la bête. La tête de droite couina en voyant le regard sévère que lui lançaient ses frères et préféra ne plus rien ajouter. Leurs yeux se portèrent à nouveau sur la jeune femme. Cerbère observa la femelle, intrigué par sa nature. Il n'avait jamais vu pareille créature. Pourtant, voilà bien longtemps qu'il arpentait le monde d'en-haut. Le molosse s'approcha doucement, prudent malgré sa taille imposante. Au cours des siècles, il avait appris à ne pas se fier aux apparences. Et ce qui ressemblait à une sorte de petite renarde aux allures humaines pouvait avoir plus d'un tour dans son sac. Bien que pour le moment, son sachet ne contienne que des pâtisseries…

Eh bien… Cerbère était-il si terrifiant?
La réaction de la renarde ne le surprit absolument pas. Glyka s'en apitoya, Thymos en rit et Enosi en fut dépité. Bon, il fallait dire… Un chien à trois têtes, ça ne courait pas les rues. Mais qu'est-ce que la fillette dirait si elle se retrouvait face à son apparence d'antan. Il était beaucoup plus grand à l'époque où il était le gardien des Enfers. Mais bon, il faut croire que même en taille réduite, le molosse n'avait pas perdu de sa réputation. Il n'avait même pas eu besoin d'utiliser son pouvoir d'intimidation. L'odeur de peur que dégageait la créature était à la fois jouissive et attendrissante. Cerbère appréciait se sentir puissant, mais devant cette petite masse tendre, il ne voyait aucun intérêt à l'effrayer. Il ne voulait absolument pas la dévorer, ayant son ventre déjà bien rempli. Il ne voulait pas non plus lui causer un arrêt cardiaque. Le chien des Enfers s'était juste montré curieux en l'approchant. Après tout, c'était plutôt rare de croiser d'autres créatures dans le coin.

Cerbère se rapprocha encore, ayant flairé l'odeur du sucre en plus de celle de la renarde. La concernée s'était cachée derrière le rocher sur lequel elle était assis quelques secondes plus tôt. Piètre protection face à monstre pareil. S'il avait eu envie, le molosse aurait balayé le caillou avant de se saisir de la créature qui espérait se camoufler derrière. Mais dit plus haut, il n'était pas là pour engloutir l'hybride. Humant l'air dans sa direction, il l'observa, s'étant arrêté à deux bons mètres pour éviter de l'effrayer davantage. La voir sortir de sa cachette, la queue entre les jambes et les oreilles aplaties amusa le canidé. Elle était courageuse cette petite finalement. Elle s'avança pour venir lui offrir des pâtisseries. Et pas bête en plus! Cerbère s'approcha jusqu'à presque se retrouver nez à nez avec la demoiselle. Cependant, à cet instant, les friandises qu'elle venait de déposer l'intéressait beaucoup plus que la renarde en question. Thymos abandonna sa carcasse en la balançant sur le côté. Il irait probablement la rechercher une fois son dessert achever, histoire de continuer à ses faire les dents comme le bon toutou qu'il était. Cerbère huma les gâteaux avant de s'autoriser à la manger, passant un simple coup de langue sur la pierre pour les ramasser. En une bouchée, le tout était avalé. Mais c'était d'un délice! Voilà bien longtemps qu'il n'avait pas gouté de croissants et de pains au chocolat. Chacun de ses têtes étaient satisfaites. Un bon repas et un bon dessert, que demander de plus?

Son regard se posa à nouveau sur la renarde lorsque celle-ci prit la parole. Cerbère l'observa à nouveau, la détaillant des yeux et la reniflant de ses truffes. Glyka avait très envie de la rassurer, mais comme d'habitude, ce fut Thymos qui prit la parole en premier lieu, jouant la terreur:

Une petite renarde en dessert ne serait pas mal!

A voir la tête de la femelle, elle ne va très certainement pas à tourner de l'œil ou à s'enfuir à toutes jambes. Thymos, lui, riait. Bien entendu, il n'était absolument pas sérieux. Leur ventre était déjà plein avec ce bon cerf et les pâtisseries que la renarde lui avait offertes avaient terminé de rassasier son estomac. Enosi gronda à la réplique de son frère, ce qui le fit rire encore plus tandis que Glyka essaya de rassurer la jeune femme.

Si on ne peut plus rigoler…

On a déjà assez mangé! Et on ne chasse pas les créatures, elles deviennent bien top rares!

Cerbère avança alors vers Aëlys, venant la pousser de ses museaux pour humer un peu plus son parfum et le graver dans sa mémoire. Il la bouscula un peu de sa patte pour voir comment elle réagissait, sans violence bien entendu. Le but n'était pas de la blesser, encore moins de la tuer. Curieux, le chien des Enfers continua son inspection, se demandant bien quel genre de créature elle pouvait bien être. Une femme-renard sans aucun doute, mais à quoi cela correspondait-il? De quel endroit venait-elle? Il ne lui semblait pas connaitre d'hybride ressemblant à sa nature dans la mythologie dont il était lui-même issu. Le molosse ne put donc retenir cette question qui lui brulait la langue:

Qu'es-tu, petite créature?

Tous les regards de Cerbère convergèrent à nouveau vers la renarde pour la fixer longuement.
Appétissante n'était pas spécialement le mot le plus approprié. Certes, un coup de crocs et on ne parlait plus de cette jeune demoiselle. Le molosse pouvait très bien la dévorer, il en avait parfaitement conscience. La taille était idéale pour passer dans sa gueule et ses canines affutées trancheraient ce petit corps sans aucune difficulté. Mais voilà, le chien des Enfers ne chassait pas  et surtout, ne mangeait pas n'importe quoi. Il avait une préférence pour le gibier, herbivore principalement. Eh bien que par sa grandeur, il pourrait s'attaquer à n'importe quel autre animal, même des humains, il n'était un prédateur sanguinaire ni un monstre qui tuait pour le plaisir. Certes, le canidé avait besoin de beaucoup de viande pour satisfaire son appétit démesuré, mais une fois qu'il avait le ventre plein, il s'arrêtait tout bonnement de chasser et de manger. La seule chose à laquelle sa gourmandise n'avait jamais pu dire non était les gâteaux au miel. Donc non, cette renarde était loin d'être appétissante.

A la regarder, Cerbère avait plus l'impression d'avoir affaire à un chiot.
La renarde avait une odeur sauvage, boisée mais douce. Elle n'était pas très grande, la taille d'un humain à peu près. Elle ne devait pas être bien âgée, une jeune fille en somme. Peut-être la vingtaine? Âge humain bien entendu. Si on la comparait à Cerbère, elle aurait très certainement l'âge d'un nourrisson, d'un chien qui venait à peine de naitre. Le molosse infernal n'avait jamais éprouvé le moindre sentiment paternel, pas même devant cette petite renarde. Après tout, même en dehors des Enfers, il restait un gardien implacable. Il n'empêche que le chien ne ferait pas de mal à cette jeune femme. Comme déjà dit, les Créatures commençaient à devenir de plus en plus rares. Lorsqu'il était sorti des Enfers, Cerbère en croisait encore bien. Mais de nos jours, elles ne se montraient plus et se terraient pour éviter d'être aperçues. Lui ne craignait peu de choses. Il se savait puissant alors il n'hésitait pas à se rendre en ville pour chercher son maitre. Il avait bien senti l'agitation dans les rues, inhabituelle depuis quelques temps. Cependant, rien ne l'empêchait d'arpenter les trottoirs à la recherche d'indices.

Les paroles de la renarde le sortirent de ses rêveries.
Chaque âme se rendit alors compte que les mains de sa compagne du jour passaient doucement dans leur pelage. Cerbère s'ébroua et se recula d'un pas pour s'assoir, la contemplant de toute sa hauteur. Il l'écouta sans l'interrompre. Une kitsune alors? Il n'en avait jamais entendu parler. De quelles légendes était-elle donc issue? Pas celles venant des grecs en tout cas, il en aurait déjà eu vent sinon. Elle devait probablement être une lémure. Le chien des Enfers en avait déjà croisé une certain nombre. Petite chose frêle et pathétique qui fallait absolument protéger. Il s'agit des créatures qu'on avait toujours tendance à chasser ou à utiliser comme bouc émissaire. Elles n'étaient pas très puissantes, semblable à des humains. Certains aimaient rester sous leur forme animale, mais le rapport de force restait inchangé. Et cœur fragile en plus… Si la vue d'une carcasse effrayait cette jeune renarde, Cerbère se demandait bien ce qu'elle pouvait manger. Avait-elle déjà chassé au moins? Avait-elle déjà eu ce plaisir de courser une proie jusqu'à l'attraper? Pas cruel hein? Pas du tout! Le chien des Enfers achevait rapidement ses cibles. Il n'empêche qu'il avait toujours trouvé ces courses-poursuites jouissives. Et deux de ses têtes ne manquèrent pas de lui demander:

Tu ne chasses pas?

Qu'est-ce que tu manges? De la nourriture humaine?

Enosi, lui, préféra se concentrer sur la dernière question. Son nom? Eh bien comme elle l'avait si bien dit, il s'appelait réellement Cerbère, tous les trois. Le monstre qu'il était, peu importe qu'il ait une tête, trois ou cent se nommerait toujours Cerbère. Mais leur maitre avait donné un nom à chacune de ses têtes pour les différencier. C'était bien plus pratique ainsi. Cependant, personne n'était au courant de ces différentes appellations. Seuls Hadès et sa famille pouvaient les appeler comme cela. Et la tête centrale le fit rapidement savoir à la petite renarde:

Nous avons différents noms! Mais pour le commun des mortelles, cela reste et restera toujours Cerbère!