Rose. La couleur de l'aube, qui laisse poindre au loin les derniers rayons du soleil se couchant sur la cité interdite. Qu'est-il venu chercher ici exactement, lui le vagabond qui se contente généralement d'errer dans les ruelles et les faubourgs mal famés ? Serait-ce les charmes de l'Orient qui l'auraient attiré si loin ?
On lui avait dit que la capitale accueillait des artistes de tous horizons, mais ici comme ailleurs, personne ne s'arrête sur ses œuvres. Il ne fait sans doute pas le poids face aux grands peintres de cette région reculée. Il est vrai qu'à présent, devant l'immensité de la cité impériale, il se sent plus petit qu'un insecte.

Chargé d'un lourd bagage plein de barbouillis sans valeur, il déambule là où le guident ses pas. Il avait voulu voir le temple sacré, un monument d'une beauté sans pareil d'après ce qu'on racontait, mais il lui avait brûlé les yeux. Cette abondance de couleurs s'était révélée trop difficile à supporter pour lui qui est capable de voir les nuances qui composent chaque teinte. Il lui préfère de toute façon la contemplation du soleil couchant, vision de rêve éphémère qui lui fait oublier qu'il est totalement perdu.

Noir. Il fait nuit noire désormais : les rues sont presque vide et il n'a toujours pas retrouvé son chemin. Les membres engourdis par la fraîcheur vespérale, il commence à redouter de ne pas trouver d'abri pour la nuit. Ses pas le mènent alors devant l'observatoire, ce dôme imposant qui surplombe la cité, et il se dit qu'il irait bien regarder les étoiles. L'endroit est désert, ce qui lui convient parfaitement : la solitude est sa compagne de prédilection après tout.

Il monte avec peine le long escalier qui conduit à la terrasse, ignorant superbement le grand téléscope au-dessus de sa tête : il préfère regarder le ciel avec ses yeux à lui qu'à travers un grand tube. Et ce ciel se révèle magnifique, constellé d'une myriade d'étoiles dont chacune, il le sait bien, a sa propre histoire. Accoudé à la rembarde, le vagabond soupire. Contre toute attente, il réalise brusquement que sa solitude lui pèse : contempler l'univers peut parfois avoir cet effet là sur les âmes égarées.Il hésite un instant à aller fouiller dans la poche de sa veste pour en sortir son précieux carnet : l'endroit semble désert après tout, pourquoi ne pas utiliser ses pouvoirs et faire profiter de ce spectacle à son frère ?
Soudain, un bruissement d'ailes le fait sursauter : perdu dans sa rêverie, il n'avait pas remarqué la présence de la chouette.

Il n'est pas seul.

Spoiler:

Il doit y avoir quelque chose de surnaturel dans l'air, en cette soirée glaciale, car voilà que quelqu'un vient à sa rencontre. Or, aussi loin que remontent ses souvenirs, personne ne l'a jamais abordé de la sorte : c'est toujours lui qui a du imposer sa présence au monde. Que ce soit pour proposer ses humbles services ou pour mendier sa pitance quotidienne, il a toujours été au devant d'étrangers qui  auraient sans doute préféré l'ignorer. Et tout à coup, une inconnue s'adresse à lui, un sourire timide aux lèvres, et lui demande de lui parler des étoiles.

La jeune femme qui se tient devant lui a une allure altière et masculine, le cheveu coupé court,  le regard teinté d'une douce mélancolie. Elle est d'une beauté simple et naturelle, le genre qui ne cherche pas à attirer les regards. La petite chouette blanche qui l'accompagne le fixe avec la même insistance, la même attention bienveillante, comme un double fantômatique. Dans son dos, une courte épée repose dans son fourreau. Une guerrière. Depuis quand les guerriers aiment-ils contempler les étoiles ?

" Les légendes, les trucs comme ça, vous savez ? On dit que les dieux nous regardent de là-haut... Vous y croyez ? "

S'il y croit ? Plus que quiconque. Il a toujours eu pour les divinités une sorte de fascination qu'il ne s'explique pas vraiment. Les légendes n'ont aucun secret pour lui ; elles sont l'un des rares souvenirs heureux qu'il conserve de son enfance.
Quant aux étoiles, il lui révélerait volontiers tous leurs secrets, pour peu qu'elle soit prête à subir les interminables logorrhées d'un rêveur. Comme tous les artistes du dimanche, Oscar adore les étoiles. En revanche, qu'on ne lui parle pas d'astronomie : si on lui demandait de quoi est composée une étoile, il répondrait sans doute « de gloire perdue  » ou une autre fadaise dans le genre. Ce qu'il aime dans les étoiles, ce sont les mille et un récits qui entourent leur création, cela va de soi. Chaque étoile a ses légendes, et s'il les connaît toutes, ou presque, sur le bout des doigts, c'est qu'il a eu pleinement l'occasion dans sa vie de les observer, faute de toit au-dessus de sa tête. Les nuits d'un vagabond sont faites de ventre vide et de ciel étoilé.

« Les dieux ? Euh, c'est à dire que... »

Il se surprend lui même à bafouiller, à chercher des mots qui ne viennent pas. Il n'a pourtant guère de mal d'ordinaire à parler de légendes ; ce qui est pour lui inhabituel, c'est d'avoir un interlocuteur qui s'intéresse bel et bien au sujet. L'occasion est trop belle pourtant, il doit se ressaisir.

« Oui, je dirais que j'y crois. En fait, voyez vous, on raconte justement que les étoiles auraient été collées là, dans le ciel, par les dieux. Et donc, chaque constellation que vous voyez ici, serait l'âme d'un type ou d'une nana à qui les dieux auraient offert ni plus ni moins que la vie éternelle. Quand on croit observer le ciel, on ne s'en doute pas mais c'est lui qui nous observe. Imaginez un peu, toutes les personnes qui sont là-haut, à nous observer...»

Et il commence à lui montrer la voûte céleste, qui s'étend jusqu'aux confins de la cité, par delà les temples et les murailles. Sa langue s'est déliée d'un coup sec, les vieilles légendes poussiéreuses le rendant plus loquace que le vin.

« Pas forcément des personnes d'ailleurs, il y a même des animaux qui ont eu le privilège de voir leur nom inscrit dans le ciel. Tenez, par exemple, en voilà une qui devrait vous plaire : vous voyez ces étoiles là ? Elles forment ce qu'on appelle la constellation de la chouette. On dit qu'elle aurait été créée par la déesse Athena pour honorer son plus fidèle compagnon. »

Ses dernières paroles semblent avoir intrigué la jeune fille. Croirait-elle réellement à l'existence des dieux ? Curieux, il l'interroge :

"Vous vous intéressez à la mythologie ?"

Au fond, il n'attendait que cela. Que quelqu'un l'écoute, boive ses paroles, savoure ses histoires et le bouffe des yeux. Tout cela est certes nouveau pour lui, mais il pourrait bien s'y habituer.

Le plus étonnant, c'est que cette jeune fille à l'allure guerrière ait su le mettre en confiance, lui l'artiste à la manque de nature plutôt sauvage, lui qui se méfie généralement de ceux qui portent des armes. Mais elle ne semble pas vouloir dégainer son épée ce soir, elle ne veut vraisemblablement que lui parler et plus encore, l'écouter. Mieux, elle semble fascinée par ce qu'il lui raconte, curieuse de ce que peuvent révéler les étoiles. Elle se montre d'ailleurs particulièrement interessée par la constellation qu'il a désignée, celle qui a l'apparence de sa compagne aux yeux perçants.

« Pour comprendre l'histoire de cette constellation, il faut savoir comment la chouette devint la compagne d'Athéna. C'est marrant d'ailleurs, ça s'est passé une nuit un peu comme celle-ci. »

Cette histoire, il se souvient l'avoir entendue alors qu'il était enfant et sa mémoire ne lui fait jamais défaut lorsqu'il s'agit de légendes et de contes. Il prend sa voix la plus inspirée et se lance :

« C'était il y a très, très longtemps de cela. Å l'époque les dieux cohabitaient librement avec les humains. Enfin, disons plutôt qu'ils dominaient les humains. Et de tous les dieux, Athéna était une des plus respectés et aimés grâce à sa légendaire sagesse. Mais elle s'était toujours promis de demeurer vierge et de n'engendrer aucun enfant, ce qui ne plaisait pas à tout le monde. Un jour un faune dont elle avait repoussé les avances voulut se venger. Ce salopard réussit à l'envoyer dans la grande forêt près de la cité terrestre, qui à l'époque était un lieu entièrement sauvage et hostile. Car en fait, il...commment il avait fait déjà ? Ah oui, il avait dérobé le bouclier d'Athéna, celui que lui avait offert son père Zeus, et l'avait planqué quelque part dans les bois, persuadé qu'elle ne le trouverait jamais. Elle se retrouve donc seule dans la montagne...pardon, la forêt. Et là, euh... »

Emporté par le flot de paroles qu'il baragouine, il réalise soudain qu'il a totalement perdu le fil de son histoire, déstabilisé sans doute par le regard de l'animal qui le fixe intensément. Les chouette ont des regards étrangement intimidants, pour des animaux si chétifs. Tant bien que mal, il se reprend :

« Donc...qu'est-ce que je disais déjà ? Ah oui, elle était perdue dans la forêt. Elle n'avait que la lueur de la lune pour guider son chemin. Or, à cette époque là, les forêts étaient peuplées de créatures féroces, comme des centaures, des satyres ou des loups monstrueux. Autant vous dire que ça craignait un peu. Elle se retrouve alors à la croisée de deux chemins. Et c'est là qu'elle aperçoit...non attendez, c'est pas ça, la chouette apparaît avant. En fait, euh... »

Non, décidemment il ne parviendra pas à raconter cette histoire correctement, ou du moins comme il le voudrait. Il n'est sans doute pas assez bon orateur pour cela. Les mots n'ont jamais été son fort, ; il a toujours su que son talent résidait...ailleurs. Une idée folle lui traverse alors l'esprit : il balaie du regard la terrasse pour s'assurer qu'ils sont bien seuls en ce lieu puis se tourne vers la jeune fille à la chouette.

« Excusez moi, je ne peux pas vous raconter cette histoire. Enfin, pas comme ça en tout cas. Mais par contre je peux vous la montrer. Donnez moi un instant. »

Il aurait du y songer tout de suite : la meillleure façon de donner vie à son récit, c'est de le rendre visible. D'ordinaire, il ne montre jamais ses pouvoirs à quelqu'un de sobre. Mais ce soir, il est déterminé à faire une exception. Pour une fois que quelqu'un lui offre une oreille attentive, il se sent prêt à se dévoiler, d'autant que cette jeune femme lui semble elle aussi peu ordinaire. Elle ne prendra peut-être pas peur.
De son lourd bagage, il sort en toute hâte son pinceau et ses tubes de peinture et se met immédiatement à l'ouvrage, sous le regard toujours curieux de l'oiseau. Sur un morceau de papier froissé, il peint fébrilement, prenant pour modèle le rapace qui le toise, une petite chouette à l'oeil vif. Brune, celle-ci. Une fois sa besogne achevée, il apporte alors à son œuvre la touche finale qui lui donnera vie : une douce lueur s'échappe de ses mains, poussant la créature de papier à quitter son écrin et à venir se poser gracieusement à côté de sa congénère sur la rambarde.
Les doigts légèrement tremblants, Oscar contemple sa création. Il n'ose pas regarder la jeune femme, craignant sa réaction face à cette anomalie de la nature. Mais maintenant au moins, il peut raconter son histoire.

À son grand soulagement, elle ne prend pas peur. Elle laisse toutefois échapper une exclamation de surprise, plutôt inhabituelle d'ailleurs. Quelle genre de personne jure par l'égide d'Athéna ? Cette jeune femme qui s'émerveille devant sa magie l'intrigue de plus en plus.
Elle tend une main hésitante vers sa création, n'osant pas la caresser. Mais elle la trouve magnifique et demande même à en voir davantage : le compliment le transporte et le déstabilise à la fois. Il faut decidemment qu'elle soit bien peu ordinaire pour se laisser charmer par une telle sorcellerie.
Le fait est qu'il a désormais un public, si réduit soit-il, et qu'il doit assurer le spectacle. Et tout d'abord, planter le décor : étalant ses feuilles et ses pots de peintures devant lui, assis en tailleur sur la pierre glacée de la terrasse, le vagabond  prépare sa scène.

« Imaginez que vous êtes Athena. Vous vous retrouvez paumée dans une immense forêt ... »

Illustrant ses mots à coup de pinceaux, il fait jaillir de ses pages un grand arbre tortueux. L a chouette née de sa peinture vient alors se poser sur l'une de ses branches.

« C'est là qu'intervient notre bonne vieille chouette. Vous pouvez la toucher d'ailleurs, elle ne s'abîmera pas.  Par ses hululements, elle va vous guider et vous mener sur le bon chemin »

La chouette, obéissante, prend son envol et se met à tournoyer autour de la jeune fille en poussant son cri caverneux.

« Jusqu'à ce que vous arriviez à la croisée de deux chemins. »

Et il crée deux nouveaux arbres, faisant ainsi apparaître deux voies possibles pour son Athena.

« Alors, par où passer ? La chouette a la réponse. »

Et la chouette laisse gracieusement  tomber l'une de ses plumes devant la voix de droite, dévoilant ainsi le bon chemin.
Le récit se poursuit de la même façon. Faisant ensuite disparaître les arbres aussi aisément qu'il les avait fait naître, il les remplace par une curieuse petite plante ornée de baies violacées. La chouette en dédaigne le fruit pour en croquer les feuilles, indiquant ainsi à la déesse quelle partie est comestible tout en continuant à la guider dans la forêt.
Oscar s'amuse beaucoup de cette mise en scène. Ses dessins, c'est quand ils sont vivants qu'il  les trouve les plus beaux. Il approche d'aillleurs du bouquet final, le clou de sa représentation : Athena va découvrir le lieu où est est cachée sa précieuse égide.

« Elle arrive enfin près d'une source.»

Pour illustrer ce moment, il délaisse alors ses feuilles et ses pinceaux, répandant directement sa peinture sur le sol. Celle ci s'élève aussitôt en flèche vers le ciel étoilée pour éclater en apothéose en un milliers de gouttes d'eau, formant ainsi une fontaine. L'eau ne jaillit toutefois que l'espace de quelques secondes, avant de disparaître tel un mirage.

«Euh...je vais peut-être avoir besoin d'une pause là.»

Ce n'est pas uniquement pour faire durer le suspens. À trop les utiliser, ses pouvoirs peuvent se révéler épuisant. Il sent son cœur battre à tout rompre comme s'il avait couru un marathon et, sous ses yeux, l'observatoire commence à tanguer de façon préoccupante.
Et puis il y a quelque chose d'étrange, quelque chose qui ne colle pas. Ne devrait elle pas être désarçonnée par ce qu'il lui montre ? De tels pouvoirs auraient du l'effrayer, commes ils avaient effrayé tous ceux à qui il avait dévoilé ses dons.

«Excusez moi mais...il y a quelque chose qui m'intrigue.»

Une question lui est soudain venu à l'esprit. À bien y réfléchir, il aurait du commencer par là.

« Qui êtes-vous au juste ? »

Une lueur bleue s'est échappée de ses mains.

Une petite sphère lumineuse dégageant une douce chaleur est soudainement apparue. Une petite étoile.

Ébahi, Oscar approche ses mains de l'astre minuscule pour se réchauffer. Il savait que cette inconnue n'étais pas ordinaire, il l'avait senti. C'est la première fois qu'il rencontre quelqu'un comme lui, ce que la jeune fille ne semble  pas réaliser. Elle lui a dévoilé ses pouvoirs le plus naturellement du monde, comme elle lui aurait serré la main. Et voilà maintenant qu'elle veut en savoir plus sur lui, posant des questions qui n'ont pas de sens. Rencontrer Athéna ? Ainsi, elle croit réellement que la déesse existe ? C'est absurde, mais au fond il a presque envie d'y croire : si des gens comme eux existent, tout est possible après tout. Il y a milles questions qu'il aimerait lui poser à présent, à tel point qu'il ne sait pas par où commencer. Réalisant qu'elle
s'attend plutôt à des réponses, il bafouille :

"Euh, je...je m'appelle Oscar."

Il ne donne jamais son nom de famille. Ce nom était celui d'une lignée à laquelle il n'a jamais vraiment appartenu. Il l'avait fuie il y a des années et avait toujours vécu seul depuis ce jour. Mais ce soir, il se sent soudain un peu moins seul.

"C'est incroyable vous êtes...vous êtes comme moi."

Comme pour prouver ses dires, au cas où son petit numéro de magie ne l'aurait pas convaincue, il fait à son tour jaillir une orbe de lumière blanche de ses mains. Il a laissé tomber toutes précaution désormais, ne se souciant plus des éventuels visiteurs nocturnes qui pourraient les surprendre. Deux étoiles miniatures brillent à présent sur la terrasse du vieil observatoire tandis qu'Oscar plonge son regard dans celui de la jeune fille, en signe de complicité. Fébrile, il l'interroge :

"Vous avez toujours eu ce pouvoir alors ? C'est héréditaire ou...ou c'est le résultat de manipulations génétiques peut-être ? En tout les cas, c'est magnifique ! Vous...vous savez faire d'autres trucs comme ça ?"

Il a tellement attendu ce moment, le moment où il pourrait enfin dévoiler ses dons à quelqu'un qui ne prendrait pas peur. Pour un peu, il la prendrait dans ses bras, mais ce serait peut-être aller un peu trop loin et Noa, car tel est son nom, risquerait ne pas apprécier cette familiarité.

Dans sa tête, les questions continuent de fuser. Avait-elle elle aussi dû cacher son secret jusqu'alors ? À moins qu'elle ne connaisse d'autres mages ? À moins qu'elle ne connaisse...des dieux ? Elle semble croire très sérieusement en leur existence. D'ailleurs, elle qui en parle avec autant d'intérêt, peut être a-t-elle réellement rencontrée Athéna. Peut-être  est-elle elle même la sage déesse, incarnée dans un corps d'humaine, venue à sa rencontre pour rompre sa solitude. Il est vrai qu'elle lui ressemble avec cette arme dans le dos, cette allure guerrière, cette chouette qui l'accompagne.... Non, c'est impossible bien sûr. Et pourtant, il s'interroge.

"Excusez moi, il y a tellement de questions que j'aimerais vous posez que j'en oublie de répondre à la vôtre. Non, je n'ai jamais rencontré Athéna. Pour être franc, j'ai toujours cru que les dieux n'étaient que de vieilles légendes. Mais dites moi, vous qui êtes si passionnée par le sujet, vous en avez peut-être déjà rencontrés ?"

Elle ferme brusquement sa main et la chaleur s'évanouit.

Il a du dire quelque chose de mal car elle se détourne légèrement de lui, son regard fuyant le sien pour se perdre dans la vague et son sourire se figeant lorsqu'il évoque l'origine de ses pouvoirs. Un rire nerveux s'échappe de ses lèvres alors qu'elle lui donne des explications quelque peu confuses. Mais ce rire ne saurait dissimuler l'expression de profonde mélancolie qui s'est insidieusement dessinée sur son visage. Cette expression, il ne s'attendait pas  la revoir : c'est celle qu'elle arborait au moment où il l'a aperçue pour la première fois sur la terrasse.

Elle semble déçue d'apprendre qu'il n'a jamais croisé le chemin d'un seul dieu : elle même avoue en avoir déjà rencontrés et semble même bien les connaître, ce qu'il est prêt à croire tant ses paroles sonnent profondément sincères. L'idée n'est pas pour lui déplaire, lui que les récits mythologiques fascinent.

« Vous parlez sérieusement ? Alors il en existe réellement, des dieux ? C'est dingue, mais ça explique sûrement que des gens comme vous et moi aient ce genre de pouvoirs... »

Elle s'éloigne de quelque pas, semblant vouloir lui échapper.
Il réalise alors qu'il s'est fourvoyé, que cette jeune femme est loin d'être comme lui . Elle semble appartenir à un autre univers où l'on croise des mages à chaque coin de rue et où l'on a des dieux dans son carnet d'adresse.
Il a pourtant cru un instant, à la façon dont elle le regardait, qu'elle avait vu en lui quelque chose que personne n'avait vu jusqu'alors, qu'elle avait remarqué ses dons hors du commun. Mais visiblement, elle attendait de lui autre chose que de jolis dessins et des contes pour enfant. Elle avait sans doute cru trouver son égal et se retrouve face à un amuseur de foire.

Et cette prise de conscience est comme une gifle au visage de son égo. Car même s'ils lui avaient apporté le malheur et la ruine, Oscar avait toujours tiré de ses pouvoirs un certain orgueil, un sentiment confortable de supériorité qui l'élevait incontestablement au-dessus du reste du monde, cette foule d'individus tristement ordinaires qu'il surnommait, selon la vieille tradition des peintres en manque de succès, « la masse ». Lui c'était un arstiste, un esthète, plus que cela même : un mage. Et soudain, il découvrait non seulement qu'il existait bel et bien d'autres personnes pouvant accomplir les mêmes prodiges, mais qu'il existait des êtres infiniment plus puissants encore, et que son interlocutrice avait eu le privilège de les rencontrer.
Il comprend maintenant pourquoi elle dégage une telle aura, pourquoi il a tant voulu l'impressioner à travers sa petite mise en scène. Et maintenant qu 'elle lui tourne le dos, il se sent bien insignifiant, réalisant combien il a eu tort d'avoir la prétention de croire que ses pouvoirs pouvaient être l'objet d'admiration.

« Je suis navré, je dois vous avouer que je ne connais des dieux que les légendes que l'on raconte à leur sujet. Je pensais que vous aussi vous n'étiez qu'une simple amatrice de mythologie. Je me suis bien planté, semble-t-il.»

Alors qu'il se sentait si proche d'elle, il voit maintenant le monde qui les sépare. Il aurait tant aimé pourtant être celui qui saurait répondre à ses questions. Pour la première fois depuis longtemps, il avait eu le sentiment d'exister pour quelqu'un, et ce sentiment était grisant. Il lui manque déjà.
Il n'a plus le cœur à conter à présent. Pourtant, comme elle le lui fait  justement remarquer, il n'a pas terminé son récit, ce récit qui semblait la captiver quelques minutes auparavant et dont elle réclame la suite avec un sourire forcé. Mais ce sourire ne le trompe pas :

« Vraiment ? Vous voulez connaître la suite de mon histoire ? Ne vous moquez pas de moi. C'est  juste un conte pour les gamins, et je crains fort que cela ne vous apprenne rien sur vos copains les dieux. C'est plutôt vous qui auriez des choses à me racontez, vous qui semblez les avoir côtoyé de près. »

Ses mots ont un sale goût dans sa bouche, qui se tort en une grimace sarcastique. Cette légende qu'il lui avait narrée avec tant de passion lui semble maintenant grotesque : l'histoire ne s'était d'ailleurs probablement pas déroulée ainsi, si elle s'était seulement déroulée. Que lui importent les mythes, quand une réalité autrement plus intéressante s'offre à lui sous les traits de cette jeune femme androgyne ? Rien ne compte plus à ses yeux dorénavant que d'en savoir plus sur son monde. Si elle refuse de se confier davantage, il va devoir l'y contraindre. À sa façon.

« Je vous propose un marché : je vais vous montrer la suite de l'histoire mais en échange vous devrez m'en dire plus sur ces divinités que vous connaissez si bien. »

Sur ces paroles, qui se rapprochent plus d'un ordre que d'une rélle proposition, Oscar se replonge dans la seule chose qu'il sache faire. Son pinceau, agile comme un chat, parcourt la feuille d'une caresse violente, répandant ses couleurs pour donner forme et vie à cette vieille légende pour les gamins qui, l'espace d'un instant, redevient la chose la plus importante au monde. Il n'entends pas sa réponse, trop absorbé par sa tâche et par le désir d'apporter au plus vite une conclusion à cette histoire. Plongé dans son œuvre, il tente de son mieux de croquer à nouveau la chouette au plumage brun mais l'oiseau rachitique qui s'échappe de sa toile, tentant péniblement de rester en l'air malgré son aile plus courte que l'autre, offre un piteux spectacle.

« Reprenons à la source donc. Là, la chouette aperçoit une étrange lueur derrière la cascade. »

Une petite lueur s'échappe effectivement de ses mains : c'est l'égide de la déesse, dissimulée derrière une violente chute d'eau. Il faut cependant beaucoup d'imagination pour distinguer cette chute dans le timide jet d'eau qui jaillit faiblement de la toile du vagabond. Ses effets très spéciaux n'ont en effet plus le panache des débuts.
Malgré la fatigue et le manque de bonne volonté manifeste de l'artiste, l'histoire trouve finalement sa conclusion : la vaillante petite chouette fait basculer une pierre qui vient stopper le flux de la cascade, révélant l'endroit où se trouvait le bouclier d'Athéna. Elle peut alors la mener jusqu'à l'orée de la forêt pour venir ensuite se percher sur son épaule, demeurant à jamais sa compagne et son guide même dans les nuits les plus sombres.

« Et quand l'animal mourut, Athéna la changea en étoiles afin qu'elle puisse toujours aider les voyageurs nocturnes à retrouver leur chemin. Ça a donné ce qu'on appelle la constellation de la chouette. Voilà, jolie histoire hein ? Si vous me racontiez la vôtre maintenant ? »