Il l’observa de haut en bas. Il était clair que ce type était tout ce qu’il y avait de plus louche : un individu qui propose un jeu à pas d’heure, c’était déjà pas net, mais son physique ressortait du commun des mortels. Il n’était pas humain, et ça se confirma par ce tour de magie, cette main lugubrement déformée un instant - peut-être un vampire ? - mais qui ne l’effraya nullement. Il était un dieu, un grand dieu à l’époque, l’un des plus grands, donc il ne redoutait personne.

Le jeu était intéressant, mais il n’aimait pas du tout l’idée d’être la souris, être pourchassé, non, lui, il était le chasseur, pas la proie, il n’aimait pas être victime. Mais il l’écouta jusqu’au bout, surtout concernant le prix, une histoire de voeu. Intéressant. Un sourire déforma ses lèvres et d’une voix doucereuse, il déclara :



Un handicap de taille qui pouvait aussi le faire gagner selon les circonstances, mais de cette façon, il pourrait aussi perdre selon les règles de son adversaire. Cet handicap se nommait Ludwig, et s’il perdait ne serait-ce qu’un instant conscience, son alter ego pouvait reprendre la place et perdre la partie sans connaître le thème. devait-il prévenir l’individu qui lui faisait face ? Hors de question.

En disant ces mots, Freyr recula lentement dans l’ombre pour disparaître dans l’obscurité des immeubles de Kalel, puisque le jeu semblait avoir démarré. Et pendant ce temps, alors qu’à son arrivée le ciel était clair parsemé d’étoiles, les nuages s'amoncelaient, noirs et menaçants, présageant un orage tant l’air était électrique. L’excitation du divin avait chargé l’air d’électrons, incontrôlables, rendant la fuite plus simple.

Le jeu du chat et de la souris, autant qu’il s’en souvienne, n’accordait pas particulièrement de délai à la souris pour se cacher. Mais rien n’interdisait à la souris d’attaquer le chat, n’est-ce pas ? Ne supportant pas cette idée de simplement aller se cacher comme une peureuse sans défense, il préférait traquer, tout en restant sur ses gardes, car il ignorait tout de cet individu, en dehors qu’il semblait posséder des dons monstrueux. Et lui ? Il avait Skrinir… Pour l’instant simple dague, mais aussi tranchante qu’un rasoir. Il ne la sortit pas, elle serait son atout. En attendant, il pouvait manipuler la météo pour déstabiliser son adversaire.

Un éclair fendit le ciel, laissant rouler quelque secondes plus tard un tonnerre annonciateur d’une tempête encore lointaine. Ravagerait-elle Kalel, pendant que des dieux étaient en train de faire mumuse dans la ville ? Ils auraient mieux fait de rester enfermés dans leur statuette si c’était pour créer des soucis aux humains. Mais ça, ils s’en moquaient bien. Que lui réservait cet homme ? Possédait-il des dons semblables ?

Il se retourna et disparut au pas de courses. Un autre handicap qui pouvait lui faire défaut, c’était qu’il ne connaissait pas Kalel, à l’inverse sans doute de l’autre type. Et aussi le fait que Ludwig n’ait pas un corps surentraîné pour la course. Alors pour l’endurance, c’était raté, surtout que cela faisait peut-être deux ou trois mois à peine qu’il était sorti de l’hôpital, après un peu de rééducation, il était loin du sportif chevronné. Et ça, il ne pouvait rien y faire dans l’immédiat. Quel était vraiment l’enjeu cette fois ? Il n’en savait rien, mais il se mit à franchement courir, tournant dans les rues, en découvrant un à un les carrefours et l’architecture kalelienne.

Il ne s’était pas méfié, mais il semblait que la partie était perdu d’avance pour lui, à moins qu’il ne le prenne d’avance, en le prenant à revers. La nervosité commençait à monter, ou bien était-ce l’alcool qu’il avait ingurgité qui lui empêchait d’avoir les idées claires ? Noooon, c’était Freyr, il ne s’était jamais montré raisonnable, mais là, ça pouvait tout aussi bien lui coûter la vie à lui et à Ludwig… Que faire ? Eviter de se retrouver dans un cul-de-sac, ce sera déjà pas mal. Mais pour l’instant, il réfléchissait à un plan.

Au bout d’un moment, il devait s’arrêter, essoufflé, avec un bon point de côté qui l’immobilisait, maudissant son hôte qui ne faisait pas assez de sport pour que Freyr puisse en profiter un peu. Il ne pourrait pas continuer ainsi longtemps, il devait retourner la situation, maintenant. Mais il entendit les rumeurs de pas de son poursuivant, aussi, il plaqua la main sur sa bouche pour qu’on entende pas son souffle et partit se cacher cette fois. Quelle honte de se laisser acculer de la sorte. Il espéra juste qu’il continue son chemin sans le voir et qu’il puisse le prendre par surprise dans le dos. Mais ça, c’était quitte ou double. Prions sur la chance.

La chance n’était pas avec lui, et le voici découvert, coincé par son adversaire, entre deux caisses dans un coin sombre d’une rue qu’il ne connaissait pas, dans une ville qu’il ne connaissait pas, ans un corps qu’il ne maîtrisait pas. Il ne s’attendait cependant pas à voir la forme monstrueuse de l’individu indiquant clairement qu’il n’était pas humain, mais sans doute divin, de part son aura. De quel genre était-il ? Les multiples cornes rappelait un taureau d’une blancheur crème, un animal qui avait une signification sacré dans certaines régions, et il pensait que Kalel était la région en question. Ainsi, il serait un dieu des pays du sud, quelque chose du genre ? Mais son aura actuelle, et la nervosité qui parcourait son corps, maintenant en voyant son regard, maintenant qu’il avait un peu cuvé son vin avec la course, il sentait la menace. Il ne pouvait plus fuir, mais il était mauvais perdant et ne se laisserait pas avoir si facilement...



Il lui fallait gagner un peu de temps pour reprendre son souffle, mais, en se relevant, il sentit ses jambes engourdies et tremblantes qui n’avaient pas l’habitude d’un tel effort. Maudit soit Ludwig, cette absence d’effort physique pourrait lui coûter la vie. Parce qu’il le sentait maintenant dans ce regard, et la réponse ne ferait que confirmer ses intentions.

Cependant, il avait d’autres atouts. Skirnir et Ludwig pouvaient lui sauver la mise. Mais ça, c’était dans l’hypothèse où son ennemi n’avait rien pour contrer. Et qui sait, s’il laissait la place à son alter ego, qu’il ne le menacerait pas de la même façon ? Il faudrait que Freyr s’efface complètement, mais il ne pouvait prévenir son hôte, pour l’instant. A moins que...

Bon, finalement, l’idée de faire appel à Ludwig n’était pas la meilleure solution, au contraire, ils seraient davantage dans la merde, le temps qu’il capte ce qu’il lui arrive. Appuyé contre le mur, il lui lança un air de défi et l’interrogea directement, ne mâchant plus ses mots, comme il sentait la menace imminente.



Allez, dévoile-toi, dis-lui qui es-tu donc ?

La surprise illumina son visage, il pensait découvrir davantage sur l’identité de son mystérieux agresseur, en posant quelques questions anodines, mais celui-ci ne dévoila rien de bien probant. En fait, il ne répondit même pas aux questions, ou alors en en posant une autre, ce qui n’arrangeais pas la situation de la proie qu’il était devenu. Freyr allait devoir répondre aux questions, il n’avait pas vraiment le choix, s’il devait gagner du temps en gardant les distances de son ennemi, sans que celui-ci ne se lasse de la conversation, car cela pourrait raccourcir sa pause…

Il l’écoutait, un moment sans rien dire, le trouvant en effet bien insolent, présomptueux, mais le dieu n’était pas en position d’exiger quoi que ce soit. Se tenant les côtes, là où le point persistait encore, lui octroyant une grimace de douleur quand il inspirait, il baissa le regard, en signe de soumission, et surtout pour ne pas croiser le sien, qui pourrait voir sa faiblesse humaine. Mais même s’il était dans un corps humain, il était un dieu narcissique et n’hésita pas à employer un ton narquois en réponse :




S’il répondait réellement, il aurait perdu, sans doute, à ce nouveau jeu de paroles qu’ils menaient. Et même si l’individu avait apporté un élément de réponses, Freyr n’était pas satisfait, alors il enchaîna les questions, essayant d’y aller en devinettes :



Oh l’éternel sourire qui cherche la merde… Cela ne sied pas au doux visage de Ludwig, mais il s’agissait de Freyr. Il était temps maintenant de décamper d’ici. Il avait peut-être énervé le taureau en agitant le foulard rouge devant ses yeux, et il était coincé entre ses deux caisses. Le jeu était terminé, c’était maintenant une question de vie ou de mort, et il le savait maintenant consciemment.

Ni une ni deux, il esquissait un mouvement brusque en direction de son adversaire, en le prenant par surprise, sortant la dague Skirnir de sa paume comme s’il la projetait, en attrapant le manche pour ne pas l’abandonner, et en profitant de la confusion, il déguerpit, essayant de prendre un peu d’avance, pour cette fois ne pas traîner dans le coin. Mais le point était toujours là, et il avait mal, son corps n’était que douleur sous l’effort. Il n’avait plus aucun moyen pour s’échapper, ses pouvoirs étaient trop amoindris aujourd’hui, et Ludwig n’était d’aucune utilité. Soit il devait fuir, soit il devrait se battre contre cette affreuse chose… Et il doute qu’il laisse Ludwig en paix, à moins qu’il ne s’éclipse de son corps, de sorte qu’il ne le sente pas ? Mauvais plan. Il devait sauver son hôte, et pour cela, il devrait se battre, de toutes ses forces. Regrets, désespoir… Le monde était devenu bien dangereux pendant son sommeil…

Il court, il court sans se retourner, jusqu’à se retrouver dans une impasse. Non… c’était la fin… Il se retourne et s’arme de Skirnir, prêt à sauver sa peau, tandis que la pluie tombe dru sur Kalel, après avoir fait éclater un éclair dont le tonnerre fit trembler le sol de façon menaçante...

La sueur coulait sur tout son corps, et le désespoir commençait à contracter ses muscles nerveusement. L’instinct de survie, dicté par le corps de Ludwig, la montée de l’adrénaline, dans le but ultime de rester en vie face à un danger mortel. Il était coincé, et n’avait plus qu’un recours, celui de se défendre jusqu’au bout, mais pas au prix de sa vie, il ne se laissera pas avoir, quitte à jouer toutes ses cartes. Il n’avait pas l’esprit bien net, la réflexion n’était pas suffisamment présente face à ce genre de circonstances exceptionnelles, et le corps de l’hôte n’avait pas l’habitude de se retrouver sous une telle pression. Il s’arma, pointant la dague en direction de son ennemi, menaçant comme un chat faisant le dos rond en grognant férocement.

Mais l’homme s’avança. Et sa voix claqua. Le corps perdit toute connexion avec le cerveau, obéissant à cette voix. Ou non, plutôt, le cerveau réagissait à la voix comme s’il venait de recevoir une onde électrique qui reliait ses muscles au centre nerveux. L’arme fut posée au sol, et l’homme ne bougeait plus. Immobile, il fixait son ennemi d’un air à la fois haineux et surpris. Mais il ne pouvait rien faire. C’était la première fois qu’on prenait le dessus sur lui de la sorte…

Il vit la main se poser, comme si le temps avait ralenti, sur son épaule. Il voulait esquiver, mais son corps refusait de bouger, et dans une giclade de sang, il se sentit défaillir, la douleur lui transperçant la peau comme un couteau. Non c’était pire, la plaie était dégueulasse, pourfendue de diverses parts. Il ferma les yeux tandis que son visage se tordait de douleur.

Et là… Une chose étrange se déroula en lui. Il était prêt à laisser sa place à Ludwig, mais dans cette situation, il ne voulait pas lui laisser endurer la douleur. Pourtant, pour se libérer de l’emprise vocale du monstre, ça aurait été sans doute la meilleure solution. Mais là, c’était Ludwig qui criait de douleur… La voix changea et il revint à lui l’espace de quelques secondes...



La conscience de l’hôte disparut de nouveau, et le corps s’affaissa contre le sol, l’ordre avait été rompu. Plaquant sa main contre la blessure sanguinolente, Freyr se sentait trop acculé, affaibli, aussi bien physiquement que mentalement, entre ces deux attaques. Il avait eu du mal à faire face à son alter ego, pour le coup, dont le lien avec le corps avait été si fort à cet instant, qu’il s’était senti disparaître par la force. L’avantage de deux âmes dans un corps, dans ce genre de situation, c’était que maintenant que Ludwig s’était évanoui en ressentant la douleur, Freyr pouvait lutter pour survivre encore un peu.

Serrant les dents, il releva le visage pour affronter son adversaire du regard. Mais, là aussi, il se passait quelque chose d’étrange. Il s’était reculé et semblait perturbé. C’était le moment ou jamais. L’instinct de survie… Il ne comptait pas aider son agresseur, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouvait, comme qui dirait “chacun sa merde” et il semblait à Freyr qu’il en aurait d’assez gros, à partir de maintenant…

Ni une ni deux, le dieu, blessé à l’épaule, s’enfuit définitivement de la ville, en claudiquant, certes, mais maintenant que son ennemi avait été immobilisé, il pouvait prendre l’avance nécessaire, et appeler même un taxi pour le ramener chez lui, en sécurité, même s’il pissait le sang, il avait su convaincre par quelques billets et s’était même fait un tampon avec les limbeaux de sa veste pour éviter que ça coule davantage. Pendant le trajet, il perdit connaissance, pour revenir à lui, cernes sous les yeux, gravement affaibli claudiquant jusqu’à la porte de l’appartement...