Ca allait de soi, et ce n’est pas sans une petite moue attristée que j’accueillais la nouvelle de ne pas retourner au funérarium. C’était évident, la visite de la veille avait été exceptionnelle et la tempête de neige avait dérangé son planning, je n’étais pas en droit de lui demander de retourner la voir une dernière fois, j’avais déjà dit adieu… C’était fini, maintenant. Je hochais simplement la tête et allais me perdre sous l’eau pour noyer mon aigreur. Un jour, quand tout ça s’améliorera, j’irais me recueillir sur sa tombe.

L’estomac noué, je m’étais lavé, avec les moyens du bord, j’avais remis ma chemise, mon caleçon, mon pantalon, parce contre, j’avais abandonné l’idée de nouer de nouveau cette cravate, la gardant simplement en main, dans la poche de ma veste. Ce n’était plus nécessaire, puisqu’on rentrait maintenant. Cependant, nous ne repartîmes pas l’estomac vide, mais avec un petit déjeuner bon marché. Je m’en contentais largement, du moment que le thé était chaud et légèrement parfumé, avec quelques croissants, il ne me fallait guère plus pour me satisfaire. Nous échangeâmes quelques banalités sur les curiosités de la ville, sans plus, en sachant qu’il s’agissait de ma ville natale, Takehiro n’avait pas l’autorisation de s’avancer davantage sur le sujet, et je n’allais pas chercher plus loin, ayant compris la leçon. Je me disais que la ville avait peut-être changé depuis mon accident, du coup, rien ne me revenait, mais je ne trainais peut-être pas dans ces rues non plus…

Le chemin du retour fut aussi silencieux qu’à l’aller, si ce n’est qu’il n’y avait pas cette tension nerveuse qui m’habitait, mais plutôt un nuage malheureux qui planait au-dessus de ma tête. Il m’arrivait de soupirer par moment, le regard tourné vers le paysage changeant en fil du chemin parcouru. J’avais opté finalement pour fermer les yeux, sans pour autant m’endormir, car j’avais peur que l’autre me prenne la place pour faire je-ne-sais quelle bêtise encore, écoutant simplement le post-radio qui annonçait l’anomalie météorologique de la veille. Je n’y faisais guère plus attention, gardant l’esprit vide, fatigué.

Arrivant à bon port, nous remontâmes jusqu’à l’appartement, pour nous changer. Et pour faire une pause. Et puis après ces heures de route, il était bon de rentrer chez soi pour reprendre un peu pied dans la vie normale au lieu de ressasser les évènements. Bien que ma mère soit décédée, la vie continua et je devais continuer à chercher, à trouver mon chemin, rien que pour elle, pour sa mémoire. J’imagine que c’était son désir, si elle m’a envoyé dans ce centre de recherches… Je me demandais quand même si le scientifique était au courant de tout cela, si elle lui avait parlé. Qui sait, il était la seule personne qui nouait le contact entre elle et moi ces deux derniers mois…

J’avais opté pour un jean gris sombre, et un pull blanc. Je ne possédais pas ces traditions de marquer le deuil en portant des vêtements noirs, à quoi bon de se différencier du monde à cause d’une perte ? Je n’étais pas du genre à me faire plaindre, aussi je ne voulais pas me démarquer davantage, d’autant plus qu’avec mon teint blafard, ça aurait juste tout fait ressortir en pire… Surtout si on devait sortir après. Etrangement, je n’étais pas contre le fait de faire une petite promenade en ville, du moment que j’avais un objectif : celui d’aller acheter des fleurs, pour honorer la dépouille, faire un geste symbolique. Je n’avais pas eu besoin d’être poussé par mon alter-ego, ni quoique ce soit, et même si j’étais un peu nerveux, je voulais le faire.

Début d’après-midi, le ciel était encore nuageux, il faisait frais pour la saison, mais j’avais revêtu ma parka et mon écharpe, afin d’éviter d’enchaîner sur un nouveau rhume, alors que j’étais à peine sorti de celui qui me faisait encore tousser à ce jour. Je suivais docilement Takehiro, lui demandant dans quel genre de boutiques nous pourrions aller, puisque je n’y connaissais rien, je n’avais aucune exigence particulière, tout ce que je savais c’était que je voulais des edelweiss. J’avais le sentiment d’avoir quelques affinités avec cette plante, et je pensais faire le bon choix, si encore on arrivait à en trouver tout simplement.

D’ailleurs, j’avais fait part de mon voeu à Takehiro, pour qu’il sache où nous diriger pour trouver une telle plante chez un fleuriste, car je n’imaginais pas aller chez un boutiquier ordinaire. Mais il s’y connaissait mieux que moi sur le sujet, alors je le laissais me guider.

En entrant dans un magasin spécialisé, je scrutais le choix qu’offrait la devanture et les présentoirs en matière florale, subjugué par la beauté des compositions, attristé par le sort de ces plantes qui vont faner d’ici peu, alors qu’elles n’ont rien demandé, mais bon, c’était la société capitaliste qui voulait cela, et nous étions dedans. J’aurais bien opter pour du synthétique, mais à une occasion, cadeau spécial. Je lançais un regard à mon guide en lui chuchotant timidement, de crainte d’attirer le vendeur pour qu’il nous propose ses conseils, et donc nous dérangerait, alors que je n’en voulais pas :



A l’heure actuelle, il la connaissait mieux que moi, alors j’espérais pouvoir compter sur lui, en plus il avait émis cette idée et moi, je ne me sentais pas trop à l’aise, là.

Sa réponse me fit sourire timidement, me faisant rougir un peu. Certes, c’était l’intention qui comptait, mais je voulais tout de même allier à un bon choix de fleurs. Je n’étais pas sûr que ça l’était, concernant les edelweiss, mais le nom m’était naturellement venu à l’esprit au souvenir du visage de ma mère. Je voyais une de ces fleurs ornée sa chevelure sombre, son sourire illuminant son visage. Je hochais la tête en regardant les bouquets de fleurs blanches exposées à côté de nous.



Je n’en étais pas certain, mais il me semblait que c’était le choix idéal, surtout s’il l’approuvait. Cependant, contre toute attente, alors que j’hésitais en lisant les noms des produits exposés, une vendeuse nous aborda et je me retournais sur elle pour voir qui nous interpellait, faisant un mouvement de recul. mais je n’ai pas eu le temps de répondre qu’on avait pas besoin d’aide que Takehiro s’en chargeait en me mettant en avant comme s’il savait exactement ce que j’allais répondre. Surpris, je lui lançais un regard mais je dû le baisser aussitôt pour faire face à la vendeuse et balbutier, gêné comme pas deux :



Peut-être que nous aurions dû nous diriger vers les pompes funèbres qui s’y connaissaient bien en la matière, mais je n’aurais sans doute pas trouver ce que je désirais, ça aurait été du chrysanthème par défaut, et étrangement, je trouvais ces fleurs plutôt affreuses en réalité… Trop colorées, trop de sentiments et pas assez originales, un bon cadeau d’enterrement quand on ne savait pas quoi faire en invoquant la tradition.

Elle me présenta ses condoléances sans m’en demander davantage, et je l’en remerciais, sans doute avait-elle vu la blessure qui marquait mon visage à cause de la souffrance endurée à aborder le sujet. C’était encore frais et j’avais du mal à le digérer, ou même le croire en fait, avec toutes ces nouvelles. Mais bon, je n’avais pas le temps de réfléchir, je devais agir, et Takehiro se montrait d’un énorme réconfort et un véritable soutien dans cette épreuve, bien qu’il restait maladroit dans ses annonces rocambolesques.

Je déglutis et montrais d’un geste les edelweiss :



Je n’en savais rien, je n’y connaissais rien. Mais elle était là pour ça, et dans un élan de bonté et de service commercial, elle posa sa main sur mon épaule, ce qui me fit frémir sur le coup, un contact inconnu, et m’invita à la suivre vers les compositions florales réservées aux évènements mortuaires. Elle me désigna aussi un catalogue, mais sur le coup, il me semblait que cela faisait un peu trop commercial que d’avoir tant de choix pour un simple montage. Une couronne ? Un coeur ? Un cadre photo ? Une croix ? Un panier ? Je m’y perdais tant il y en avait et plus le choix grandissait plus je paniquais ans le sens où je ne savais pas me décider. Qu’est-ce qui aurait pu plaire à ma mère ? Certainement pas une croix… Enfin je ne sais pas si elle était croyante et même chrétienne. A ce niveau, j’ai moi-même du mal à croire, alors je me disais que j’avais sans doute reçu une éducation athée. Mais peut-être que je faisais erreur. Lorsque nous sommes allés au funérarium, je n’avais rien vu de symbolique dans le genre, mais par contre, la présence des bouquets qui me revenaient en mémoire me décida à choisir…



Jetant un regard à Takehiro pour qu’il appuie mon choix, l’hésitation faisait un peu trembler ma voix. Mais au moins j’avais réussi à choisir et la vendeuse l’accueillait avec un sourire. Bien sûr, ce serait des fleurs blanches, comme sur la photo, du moment qu’il y avait des Edelweiss… Peut-être quelques primevères, et des perce-neige, mais je deviens peut-être trop exigeant. En tout cas, elle me conseilla de mélanger certaines fleurs en se basant sur les fameux edelweiss, elle connaissait son métier. J’accueillis ses idées avec un sourire plus rassuré et opta donc dessus. La commande était donc passée, j’avais fait un premier pas titubant en avant, mais je l’avais fait et j’en étais fier.

Nous sortîmes enfin de la boutique où je pris une bonne bouffée d’air frais pour faire fuir la pression qui m’avait envahi un instant, et un sourire timide s’afficha sur mes lèvres, j’étais soulagé, mais je devais reconnaitre que sans le scientifique, j’aurais été complètement à la masse :



Et maintenant, que fait-on ?

Ce remerciement ne concernant pas seulement les fleurs, mais tout ce qu’il avait pu faire pour moi depuis le début. Même si ça avait pu être violent, j’avais pu faire mes adieux à ma mère et ne pas regretter. Au fond, j’étais encore bouleversé par tout cela, mais ça restait doux et amer à la fois, comme si le deuil s’opérait tout seul. Ou alors cela venait du fait que je ne me souvenais pas ? Non, mon corps en avait payé les frais, lui se souvenait, et j’avais pleuré sans que je ne puisse le contrôler. J’avais remercié la vendeuse, mais pas de la même façon, parce que… pour moi elle était payé pour ça, c’était un service rendu contre un salaire. Mais en y repensant, on pouvait dire qu’il en était de même pour Takehiro ? Devait-il se montrer “gentil” parce que c’était les ordres de ses supérieurs ? Etait-ce dans les plans que de m’emmener voir ma mère sur son lit de mort, au risque de me blesser ? J’aurais tout aussi bien pu rester dans l’ignorance… il aurait pu feindre l’ignorance aussi, si je l’avais découvert. Bref, je n’arrivais pas à imaginer que tout ceci aurait pu être fait dans le cadre de son emploi. Et je ne voulais pas le savoir, ça m’aurait profondément blessé. Alors, je gardais sur mes lèvres, ce sourire timide, hochant la tête sans le contrarier. Je l’avais remercié, un point c’est tout.

Par contre, je le perdis rapidement lorsqu’il m’annonça une balade en ville. Là, au contraire, mon teint pâlit légèrement, car pris de court par cette nouvelle. Mais il ne me laissa pas le choix et m’embarqua vers d’autres aventures qui me firent oublier ma mélancolie passagère, laissant place à une excitation nerveuse, car j’étais curieux, et puis il m'appâtait avec des gourmandises. Je n’étais pas un grand gourmet de sucreries, mais peut-être que c’était ce dont j’avais le plus besoin à ce moment, de manger quelque chose de doux.

Plus que la peur de la foule ou du confinement, j’avais une autre peur qui les surplombait et c’était celle d’être perdu, abandonné au milieu de tout cela. Si je perdais mon seul repère face à l’inconnu, je perdais pied, c’était un peu le seul équilibre qui évitait que je bascule justement dans mes phobies. Aussi, sans que je ne puisse le contredire, je le vis prendre les devants, me plantant limite sur place, malgré le fait qu’il m’indiquait de le suivre, et je n’eus pas d’autres choix que de le suivre, instinctivement. Ma main en avant, j’essayais d’attraper sa veste, pour qu’il s’arrête, mais il ralentit, de sorte que je puisse le rattraper, et je me mis à sa hauteur, manquant d’attraper sa manche pour éviter qu’il me refasse le même coup, mais il me semblait que c’était indécent, alors je lui fis la remarque, essoufflé, aussi bien par la course que par la peur :



J’étais inquiet, mais tant pis. Il s’en moquait bien, lui, de mes soucis. Enfin, ceux-là en tout cas. J’observais la foule, aussi petite soit-elle, avec appréhension, manquant de rentrer dans un ou deux individus qui ne regardaient pas où ils allaient, comme si j'attirais les gens de cette sorte pour qu'ils viennent me bousculer malgré la place qu'il y avait dans la rue, ne s’excusant pas lorsque les épaules s’entrechoquaient, grommelant simplement comme quoi je devrais regarder où j’allais, et j’en passe et des meilleurs. Bref, de quoi donner envie à un marginal de se socialiser. Et moi, je m’excusais timidement mu par l’instinct d’absence de confiance en soi, de peur d’être écrasé un peu plus, si je ne répondais pas, conscient que l’absence de réponse pouvait être interprété comme une provocation.

Baissant le regard, je voulais simplement sortir de là, et je me rapprochais un peu plus de Takehiro, cette fois attrapant vraiment un pan de sa veste pour me rassurer que j’avais toujours mon fil d’Ariane en main. Je faillis le perdre alors qu’il se détournait de la trajectoire que je pensais que nous prendrions et que j'avais tourné mon attention ailleurs, ne m'attendant pas à ce soudain changement, pour nous faire entrer dans une boutique, sans doute celle dont il parlait, la pâtisserie qui venait d’ouvrir. Pile au moment où je commençais à craquer.

La clochette tinta à notre passage, et les effluves sucrées vinrent emplir mes narines agréablement, me faisant oublier le calvaire que je venais de vivre, et je rentrais à sa suite pour observer avec curiosité la vitrine où s’exposait multitudes de gâteaux de toutes sortes, toutes formes et toutes couleurs. Ca avait l’air succulent, et j’en bavais sans m’en rendre compte, ne sachant détourner le regard de ces délices. On aurait pu me parler, qu’il aurait fallu me secouer pour retenir mon attention. Je n’avais pas remarqué que c’était déjà notre tour de commander, car à cette heure-ci, il n’y avait pas beaucoup de clients, aussi, la vendeuse nous demandait ce que nous désirions de a voix flûtée avec son sourire agréable et tout aussi sucré que sa marchandise, charmeur, nous invitant même à nous installer au salon de thé que je découvris d’un regard un peu plus au fond de la boutique.



C’était sorti tout seul, énonçant mon désir de rester un petit moment ici pour goûter à d’éventuelles mignardises, avant de reprendre la route, histoire d’apprécier un peu le calme. En plus, il devait y avoir qu’une ou deux personnes qui buvaient leur boisson dans le calme, sous la lecture d’un journal local. Sortant de ma rêverie, je suggérais à Takehiro :



Je ne savais plus trop si je devais le tutoyer ou le vouvoyer, je me perdais moi-même. Conserver cette distance ou la briser ? C’était aussi par respect, mais même lui semblait hésiter. J’avais mis du temps avant de me mettre à le tutoyer, puis il y eut cet éclat qui m’avait profondément blessé, au point que je ne savais plus. C’était pour marquer cette réciprocité, mais où était-elle maintenant ? Tutoiement, vouvoiement ? Ami ou cobaye ? Je ne savais plus trop où me placer par rapport à lui, surtout avec tous les évènements récents.

On se serait cru dans une maison de poupée, avec sa dînette, sa décoration traditionnelle aux couleurs pastelles, à la fois contemporaine. Je n’étais pas fort attiré par ce genre d’ambiance, mais au moins le calme y régnait et l’absence de monde, aussi, c’était important, pour faire une pause. Et je fus ravi de voir le ton conciliant de Takehiro qui accepta ma proposition, bien que je m’attendais à autre chose, sur le coup, au cas où il avait prévu un programme spécial. A vrai dire, il était rare qu’on prenne le temps de rien faire, ensemble. Parce que rien faire, ça, je savais faire, à la maison. Mais à l’extérieur… Rien que dans ce lieu paisible, je sentais le regard curieux des deux ou trois clients qui avaient tourné leur regard quelques secondes avant de vaquer de nouveau à leur dégustation. Ca m’avait fait un peu frémir, mais je me calmais, à l’idée de goûter à mon tour à une petite sélection.

C’était la gourmandise notamment qui parlait, et puis la volonté du scientifique, ces derniers jours, de me voir manger un peu plus que ce que j’ingurgitais pendant mon rhume, qui m’avait poussé à accepter, ou bien je n’avais simplement pas eu le choix, mais c’était avec entrain que je passais commande d’un thé vert à la menthe et d’une demi-douzaine de mignardises toute différentes les unes des autres, histoire de goûter à tout. Je me disais que si c’était bon, j’en prendrais bien une boite pour le dessert de ce soir… Mais ça, il fallait que je demande à Takehiro, pour cela, je n’avais pas autorisation de dépenser mes propres économies, je dépendais totalement de mon hôte à ce sujet. Je ne savais même pas comment cela se passait, s’il déduisait la facture sur mon compte. Enfin, il fait ce qu’il veut, je lui étais déjà trop redevable.

Nerveux, je regardais les alentours pour découvrir la décoration trop féminine à mon goût, essayant de ne pas me sentir concerné par le silence qui s’était installé entre nous. C’était gênant, et je ne avais comment le briser, déjà trop mal à l’aise, j’aurais pu sortir une connerie, ca aurait été pire, je me sentais trop vulnérable. Mais c’est lui qui engagea, me demandant comment j’allais. Du tac-au-tac, avec un faible sourire, je lui répondis :



Mais je me rendis compte que ce n’était pas cela qu’il voulait savoir. La question n’était pas anodine, elle sous-entendait plutôt mon état de santé par rapport aux derniers évènements, et ça, je le savais. Mais, ça avait été si instinctif d’essayer de fuir, que j’en avais baissé le regard, me sentant coupable d’avoir menti, finalement, car par rapport à tout ça, je ne me sentais pas si bien, bien que c’était mieux que lorsque nous étions dans la rue. Nerveusement, mes doigts se serrèrent entre eux, entamant une valse étrange et convulsive, et ma voix hésitante s’éleva, tandis que mon regard fuyait le contact :



Je tentais une pointe d’humour, un sourire timide, nerveux. Oui, je devais prendre le temps de me retrouver, de retrouver mes petites habitudes, replonger dans mon quotidien pour fuir ce qui me déplaisait. C’était ça, la meilleure réponse à mes problèmes. Mais même mon quotidien se trouvait chambouler face à ces vérités. Je ne pourrais plus agir avec le même état d’esprit, rien que l’idée de m’endormir et de savoir que mon corps pouvait être utilisé à des fins contraignantes m’effrayait, mais je devais faire avec. Et puis, je n’osais plus demander de l’aide… Aussi, je tentais aussi bien de le rassurer que me convaincre :



Nouveau sourire, qui s’effaça rapidement. Non, je n’étais pas convaincu, ça n’ira pas aussi bien que maintenant, j’avais l’impression d’avoir mangé mon pain blanc et que tout s’était déroulé d’un coup à cause de ma boulette, ma punition en quelque sorte, une punition divine…

Non, il fallait que je me ressaisisse ! Mais à peine cette idée m’effleura l’esprit que la jolie demoiselle à la chevelure flamboyante nous apporta notre commande, les deux tasse d’eau chaude, avec le sachet de thé ornant la petite coupole, et les deux boîtes dans lesquelles étaient rangés les petites pâtisseries. C’était limite trop beau pour qu’on y mange, aussi, j’hésitais, laissant le scientifique commencer pour me donner une autorisation inconsciente d’en faire de même. En attendant, je plongeais le sachet de thé dans l’eau et noya mon regard dans les volutes ambrées formées par le colorant naturel. D’un air absent, je repensais à tout cela, et la voix lointaine, une fois que notre hôte se fut éloignée, je déclarais à voix basse :



Je naviguant entre le sérieux et la plaisanterie, c’était encore nerveux, je ne savais pas bien où me foutre, là. Et même par rapport au tutoiement, il semblait que c’était devenu naturel chez lui en quelques temps, mais moi, je bloquais encore, méfiant. De toute façon, je ne connaissais pas encore la finalité de l’expérience, ce qu’il recherchait, et je n’étais pas vraiment censé le savoir, juste que c’était en rapport avec cet individu qui partageait mon enveloppe charnelle. Mais de nouvelles questions se dessinaient à l’horizon : Lorsque l’expériece touchera à sa fin, qu’adviendra t’il de moi ? De nous ? De Takehiro ? De l’intrus ? Et d’autres questions que je n’avais encore jamais osé effleurer jusqu’à maintenant : Et si ce corps appartenait à l’autre et que c’était moi l’intrus ? Je me secouais la tête pour me remettre les idées en place : Non, c’était tout bonnement impossible, et pourtant le doute persistait.

Décidant de me changer les idées, je reprenais un sujet que je n’avais pas pris la peine d’aborder sur le moment, mais du coup, j’avais encore des questions. Je relevais le regard vers lui, gêné et lui demandais :



Il avait comme un lien avec tout ça. Mais je me rendais compte à ces moments combien j’ignorais tout de lui, alors que lui-même devait savoir plus de choses sur moi que je ne connais pas. L’ironie de l’ignorance, on m’enfermait dans un cocon candide pour que je ne voie pas le monde, ni ma propre personne, pas de miroir que je n’oserais briser. Mais peut-être qu’il était tout simplement croyant, un bouddhiste ou je-ne-sais-quoi d’autre. Je ne m'étais pas tellement plus préoccupé de cela, n'étant pas croyant moi-même. C’était juste que je soupçonnais quelque chose… de particulier sur son lien avec les esprits, pour qu’il en parle avec tant de confiance alors qu’il était… un scientifique.

Les pages continuaient à se tourner, peut-être trop vite pour que j’arrive à lire le récit, je vois les mots, mais je ne les enregistre pas et je découvre quelques pages plus tard que j’ai loupé des épisodes, et je ne peux même pas revenir en arrière pour revivre le passage que j’avais loupé. Mais maintenant que j’avais encaissé ces pertes, je devais mieux me concentrer sur la lecture de ma propre vie et ne plus faire de faux-pas, si encore on ne me cachait pas tout. Réfléchir avant d’agir. Pas évident quand on possédait deux âmes pour un corps.

Il s’agissait d’une habitude à prendre, mais pouvait-on parler d’habitude ? Ce n’était quand même pas courant et l’humain n’était pas destiné à ce genre d’expériences à la base, donc comment l’appréhender finalement ? Aurais-je besoin d’une aide psychologique ou dois-je me débrouiller seul ? Il n’y avait pas vraiment de mode d’emploi. Enfin, pour l’instant, j’avais au moins le soutien de Takehiro et il me disait à peu près ce que je devais faire, même si je me montrais entêté par moment, à cause de… Je ne sais même plus trop pourquoi, je ne devais pas avoir le droit à exiger, j’imagine, je n’ai aucun mérite. Enfin, encore moins, maintenant que j’avais perdu pied et repères de mon passé.

Je hochais simplement la tête, me rendant compte que j’avais dit quelque chose en trop, aussi je gardais le silence un moment, de crainte de dire encore quelque chose qui lui déplaise. Timidement, je piochais une des gourmandises pour la fourrer en bouche et me donner une raison de me taire, parce qu’on ne parle pas la bouche pleine. Mais la rapidité avec laquelle je l’avais ingurgité me fis avaler de travers, m’étouffant et toussant. Par réflexe, je me tapais sur la poitrine avec le poing en me débloquant la gorge, pour finir par boire une gorgée de thé qui décoinça le tout. La boisson était un peu chaude, mais ça faisait du bien par là où ça passait. Plutôt la brûlure à l’étouffement, mais j’étais devenu un peu rouge et je suffoquais.

Finalement, on aborda un nouveau sujet, sur les âmes. Sur le coup, je n’avais pas réagi, mais plus le temps passait et plus les questions revenaient, les détails me sautaient aux yeux et je voulais éclaircir les choses. cependant sa réponse me laissa perplexe, bien que ça semblait plausible. Je ne savais pas par contre si je pouvais continuer sur un sujet si gênant, alors que… je ne voulais pas y croire. Ce n’était pas que je n’y croyais pas, aujourd’hui j’avais des doutes, vu ce qu’il m’avait expliqué, cette… âme qui squattait chez moi, elle ne venait pas de nulle part, et ce n’était pas de la schyzophrénie. Enfin… je ne crois pas. Hésitant, je baissais le regard et lui avoua, avec un sourire gêné :



Je baissais d’un ton et m’avança vers lui pour chuchoter, être sûr que les autres clients ne nous entendaient pas :



Sincèrement curieux, je le fusillais de questions mais je me rendis compte que ce n’était peut-être pas l’endroit, aussi, je me redressais en le quittant du regard, rougissant de gêne et rassemblant mes mains entre mes genoux, soudainement confus.

Mon interlocuteur m’expliqua de quoi il en retournait de son “don” que je ne comprenais pas. Pour moi, jusqu’à maintenant, c’était surtout des histoires de bonnes femmes pour mettre un peu de piment dans leur vie monotone, un peu de mystère. Et de mon côté, j’avais assez à faire pour ne pas m’en rajouter. Du piment ? J’étais un cran au-dessus, oui ! Mais avec de tels témoignages, de telles preuves, et connaissant Takehiro, je savais qu’il ne me mentait pas. Il ne m’avait jamais menti, au contraire, il préférait se taire plutôt que dire un mensonge. Tout comme l’expérience, je m’étais rendu compte qu’il n’avait pas menti, j’avais simplement mal interpréter ses paroles, en l’absence de détails.

Il tenta de me décrire ce qu’était sa capacité. Mais il semblait ne pas trouver ses mots. En même temps, nous touchions un univers spirituel, auquel je ne voulais pas croire, alors, je comprenais qu’il eu du mal à exprimer, tant qu’on ne vivait pas la chose, on ne pouvait pas comprendre. Guider et communiquer… C’était ainsi qu’il avait “guider” l’âme vers mon corps… J’en eus des frissons tant l’image m’effrayait. Il avait donc consciemment inséré cet intrus en moi. L’idée du cobaye ressurgit au fond de moi, me rappellant ma place face à lui : Je suis le cobaye, il est le scientifique. A cette idée, je baissais le regard, mal à l’aise, en me demandant si tout ce que nous faisions, tout ce que nous avions fait jusqu’à maintenant n’avait qu’un seul et unique but : Conclure l’expérience.

Il acheva simplement son explication, comme s’il me demandait de ne pas en demander davantage. Un simple hochement de tête, le regard dans le vide et je m’exprimais vaguement :



Rien de plus à dire. Je ne pouvais pas vraiment lui poser plus de questions, même si la curiosité était là, je gardais tout au fond de moi, laissant mon coeur se serrer à toutes ces pensées négatives. Tant pis, je n’aurais sans doute jamais de réponses, mais elle m’effrayait tant à la fois que je refuserais de voir la vérité en face si elle venait à s’allumer sous mon nez. Je bus une gorgée de thé en silence, comme absent, n’arrivant pas à faire abstraction.

Et pourtant, il me sortit de ma réflexion en m’invitant à piocher dans sa boîte, l’un des macarons qu’il avait commandé. Leur couleur extravagante ne m’avait pas plus inspiré, néanmoins, pour lui faire plaisir, incapable de refuser, j’en choisis un, de couleur rose, sans doute fraise ou framboise, pour le goûter du bout des lèvres, timidement. Le croustillant de la coquille vint fondre sur ma langue, tandis que la crème s’étala à sur mes lèvres, me faisant sourire sur le coup, acceptant le parfum doux et rehaussé des fruits rouges.



Mon regard s’éclaira de gourmandise, et je pris le temps de déguster le seul macaron que j’avais osé lui piquer, profitant de la saveur sucrée qui excitait mes papilles. Mais le silence s’était réinstallé. Je ne savais pas quoi dire, ni sur quel sujet engagé la conversation et plus le temps avançait, plus ça me mettait mal à l’aise, j’avais le sentiment d’avoir mis les pieds sur un territoire indésirable, sauvage, qui me faisait peur, mais je voulais m’y enfoncer. Je regardais un instant en arrière. Si j’avance un peu plus, je perdrais mon chemin et je n’aurais plus le droit de revenir. Mais au point où j’en étais…



La gêne m’envahit et mes épaules s’affaissent en avant, je me plonge dans ma tasse de thé pour la boire à petites gorgées et faire semblant que je changeais de sujet, mais il n’y avait rien d’autre qui me venait. Misérable. J’avais fait le pas en avant, mais j’hésitais encore. Il fallait me tirer encore un peu, sans doute pour éviter que je reste au purgatoire...

Absence de réponse, au moins c’est direct, mais ça n’améliore pas mon moral, à force d’être poussé vers l’ignorance. Et il avait remis le vouvoiement. Cette fois, je perdais pied, je ne comprenais rien et je détournais le regard pour ne pas lui faire face, sinon je crois que j’aurais craqué. Me pinçant les lèvres, mon estomac se noua de frustration. Je ne mangerais pas plus que ça. Et même s’il avait essayé de me rassurer en me parlant de la schizophrénie, il m’avait déjà pas mal démonté pour ce soir. A force, je lâchais prise.

Finalement, ce ne fut pas que le silence qui s’installait entre nous, mais aussi une tension nerveuse. Je me taisais, conscient que de toute façon, je n’arriverais jamais à obtenir de réponses de sa part. Et c’était dans ces moments-là que je me rappelais que je n’étais rien d’autre que son cobaye. Il venait juste de me remettre dans ma cage après m’avoir ouvert un instant la porte pour me montrer ce qu’était la liberté. Super, sympa. Histoire de me faire baver, de me dégoûter un peu plus de ce que je vis. Comment retrouver tout goût après ça ? C’était une façon de motiver ses troupes ? Alors pourquoi ça me fait l’effet inverse ?

Je ne finis même pas mon thé, regardant l’oeil vide le liquide ambré restant dans la tasse en verre, jusqu’à ce qu’il déclare notre départ de la boutique. je ne me fis pas prier, j’avais envie de rentrer, de m’isoler, de dormir, de m’évader loin de ce monde qui m’en voulait. Et puis son argument ne faisait qu'accroître ma rapidité à déguerpir. Mais sa remarque me fit serrer les poings. Comme si je l’avais fait exprès. En retour, je refusais simplement d’aller acheter un nouveau costume, comme il l’avait suggéré avant de venir ici, et déclara sur un ton froid :



Le laissant payer, je pris les devants pour sortir de cette boutique trop petite qui commençait à m’oppresser. j’avais besoin de respirer, prendre l’air, et là, je me retrouvais dans la rue, de nouveau, face à ces gens qui avaient tourné le regard vers moi. Mais en fait, je faisais abstraction pour cette fois. J’étais trop énervé par tout ce qu’il venait de me dire, que je ne décrochais pas un mot du restant de la journée. Une fois rentrés, je m’enfermais simplement dans ma chambre sous prétexte que j’avais besoin de dormir. C’était tout. Même pas faim, ma boîte resterait à l’abandon pour quelques heures...