Sans aucun doute la vie du Dr. Miller ressemblait à une machine bien huilée. Il se levait tôt le matin, se préparait pour aller travailler sans oublier de caresser et de nourrir Winston, son chat et son compagnon de toujours. Ensuite, il se rendait au travail, saluait ses collègues avec un large sourire, tout en sirotant sa tasse de café qu'il prenait à emporter dans un café du coin. Ensuite il rendait visite à ses patients, toujours avec ce sourire charmant pour rassurer ceux qui allaient se faire opérer ainsi que ceux qui venaient de passer sur la table. Au menu du jour, une appendicectomie, quelques tumeurs à gratter et au  quelques calculs rénaux à enlever. Certains visages étaient familiers, d'autres étaient de nouveaux patients qui tombaient bien facilement sous le charme de sa voix douce et de ses bonnes manières ( contrairement aux infirmières qui avaient toujours l'air ronchon ou débordées). Ensuite il se préparait minutieusement pour l'opération. Et là, le sourire disparaissait lors de ces petits rituels de la médecine. Il avait l'air le plus sérieux et le plus concentré du monde alors qu'il se changeait pour enfiler la tenue opératoire et ensuite pour nettoyer le moindre recoin de sa peau. Il y avait quelque chose de solennel dans ce rituel médical. Mystérieux et élégant. Ensuite il entrait dans le bloc opératoire avec toute sa panoplie, se déridait le temps de demander un scalpel et dès la première incision... La magie opérait. Comme tous les jours.

Et c'était tout ce dont il avait besoin.

Tout se déroulait très bien, sans surprise, comme chaque jour. Il enlevait ses blouses pleines de sang, jetait ses gants et la magie prenait fin. Il redevenait cet humain insignifiant qu'était le docteur Miller et qui n'échappait pas aux besoins de la vie quotidienne. Il prenait sa voiture et allait faire ses courses, comme tous les jours.

Il n'y avait qu'une petite exception dans cette routine. Une légère gêne. Le sentiment d'être observé. Ce n'était pas la première fois de la semaine et ses instincts de vampire le poussait à se méfier et à rester attentif à ses alentours, en quête de visage trop familiers et trop récurrents. C'était néanmoins avec une certaine nonchalance qu'il se promenait entre les rayons, achetant des aliments dont il n'avait pas physiologiquement besoin et il trouvait parfois l'odeur repoussante, rien que pour maintenir sa couverture humaine. C'était Winston qui allait être content : il récupérerait une partie des restes.

Il réfléchissait vaguement à ce qu'il allait préparer comme menu de la semaine, traînant pratiquement seul dans le rayon des boîtes de conserves quand un flash inattendu l'éblouit. Heinrich commençait à se dire qu'il ne s'était pas trompé. Il tourna prestement les talons en directions de l'éclat lumineux et tomba nez à nez avec ce qui semblait être...un simple adolescent.


« Tu sais que tu ne peux pas prendre des inconnus en photo sans leur demander leur permission ? C'est très malpoli. » répliqua-t-il avec un léger sourire.

codage par Tic Tac Frey

Ce n’était qu’un simple adolescent.  Plutôt chétif, avec ses petits doigts crispés autour de son appareil photo, il semblait se cacher, par honte ou timidité. Heinrich se sentit immédiatement soulage. Ce n’était qu’un adolescent. Son sentiment d’être suivi ou observé devait venir de lui, et non pas d’une menace différente.  Il pouvait gérer un adolescent sans problème.  Néanmoins si le gamin paraissait timide, ce ne fut pas le cas de ses paroles. Il s’excusa d’abord avant de mentionner l’ancien surnom de Heinrich Klein. Un nom qu’il n’avait pas entendu depuis longtemps et qu’il avait laissé derrière lui, tout comme son véritable patronyme.  Il n’avait jamais aimé ce nom. Mais en même temps, il n’avait pas vraiment apprécié cette période de sa vie.

Seulement le vampire avait déjà été confronté à ce genre de problème et il savait comment réagir. Le docteur Miller feint de chercher dans sa mémoire, paraissant un peu surpris par la question.

«Hm… Ca me dit quelque chose… N’était-il pas impliqué dans la dernière guerre ?  Mais quel rapport ?»

L’adolescent s’expliqua davantage. Il ne le disait pas explicitement mais il était facile de deviner ses intentions.  Il avait probablement repérer ma ressemblance, malgré les photos en noir et blanc et de mauvaises qualité, malgré la coiffure différente et l’absence de lunettes….Heinrich ne se sentait pas menacer. Tout cela était facilement explicable par l’effet de sosies. Et puis sa couverture était parfaite quoi qu’il en soit. Le seul danger c’était que cet adolescent connaisse l’existence des vampires et compte me dénoncer aux chasseurs. Même si ma couverture est parfaite, ces imbéciles ont plutôt tendance à tirer d’abord et à poser des questions après.

«Donc...je ressemble à ce type. Waw. C’est la première fois qu’on me le dit. »    dit-il en feignant une surprise déconcertante.

D’un geste Henry Miller passa une main dans ses cheveux d’un bleu électrique. C’était impressionnant la façon dont il pouvait mentir en regardant quelqu’un droit dans les yeux. Il poussa un léger soupir se tournant de nouveaux vers les étagères pour y choisir quelques produits au hasard et mettre dans son caddie. Il reprit d’un ton hésitant :

« Je ne sais pas… Qu’est-ce que tu comptes faire avec cette photo ? Je n’aimerai pas me voir associé à un criminel de guerre sur les réseaux sociaux…   »    

codage par Tic Tac Frey

Alors que l’adolescent avouait son ignorance à ce sujet, Heinrich Klein se sentit sourire sardoniquement  l’intérieur. Donc il ne lisait pas les livres, il ne s’intéressait qu’aux images…Et puis quelle histoire y avait-il à raconter ? Le boucher était venu, avait détruit et était reparti, comme ça aussi simplement. Il n’était qu’un exemple de la barbarie méthodique et cruelle de cette époque, de cette guerre absurde. Un reflet bien sombre de l’humanité. Un contre-exemple. Il n’y avait pas d’histoire derrière cet individu. Le jeune paparazzi poursuivit en ajoutant que ces livres appartenaient à son beau-père (probablement une histoire de divorce) et que peu de gens le connaissait. En effet, l’histoire avançait et on ne couvrait plus ce sordide évènement de la même façon. Les gens voulaient oublier ce passé triste et sombre et y parvenaient pour la plupart. Le docteur Miller haussa les sourcils et poussa un léger soupir :

« Et bien ils sont chanceux. Quand j’avais ton âge, mon professeur d’histoire était obsédé par cette période. On l’a étudié ad nauseam.  »

Il semblerait que ce jeune garçon, pour des raisons qui échappaient au vampire, souhaitait poursuivre cette conversation. Peut-être quelque chose à voir avec son beau-père ? Accepter un autre individu comme figure paternelle n’est pas facile… Et puis pourquoi n’était-il pas en train de jouer avec ses amis ou chez lui sur sa tablette comme tous les gens de son âge ? Suivre des sosies d’anciennes personnes est un bien drôle de hobby pour un adolescent de son âge…

Il jeta un œil à la photo tout en cherchant à se justifier… apparemment il était intrigué, intéressé par l’apparence du présumé Henry Miller. Le docteur n’était pas du genre à attirer les curiosités. A part celle des infirmières célibataires de plus de 30 ans qui y voyaient un bon parti, si seulement il n’était pas aussi déterminé à rester seul.  
Le jeune homme tendit la main vers une casserole et la reposa laissant sur le manche l’empreinte de ses doigts. Voilà qui était particulier. Mais de nos jours mêmes les simples humains développent des capacités hors du commun. Etonnant qu’il soit capable de plier le manche d’une casserole mais qu’il n’ait pas encore abîmé son précieux appareil.

Le docteur Miller haussa les épaules et sourit à son interlocuteur.

«Si ça te tient tant à cœur, tu peux la garder.»  

Ce n’était qu’un gamin après tout.  Le docteur Miller s’avança vers le jeune homme en souriant.

«Est-ce que je peux la voir au moins ?»    

codage par Tic Tac Frey

Ce n’était pas si difficile de s’inventer des excuses, de s’inventer un passé. Le Dr Miller n’était qu’une construction complexe et logique, une façade destinée à dissimuler le vampire. Un rôle presque parfait.  Il suffisait de s’inventer un passé humain, une enfance humaine qui pouvait justifier certaines de ses connaissances. Il suffisait parfois de jouer à l’ignorant, de garder un sourire et de mentir en regardant son interlocuteur droit dans les yeux. Et à partir du moment où ce personnage s’est forgé une bonne réputation, il est presque impossible de le détruire. Henry Miller devient réel et c’est Heinrich Klein qui fait désormais partie d’un univers fantastique.  Et un visage qui sert de mur, une expression qui passe d’un rôle à l’autre avec aisance, après plus de deux cents ans de maîtrise, il ne s’agit que d’un automatisme.

Alors pourquoi est-ce qu’Henry refuserait une requête si humble ? Il acceptait bien sûr, parce que refuser serait suspect. Il montrait même une certaine curiosité vis-à-vis du jeune homme. Car la photographie est considéré comme un art, et l’art a toujours été un sujet de fascination pour le vampire, à l’instar d’un humain qui observe et oiseau et jalouse sa capacité de voler, le vampire jalousait la capacité de créer de l’art.

Alors qu’il s’approchait innocemment pour regarder le résultat, il ne pouvait s’empêcher de remarquer que l’adolescent était méfiant…non pas méfiant…mais surpris. Timide sans aucun doute. Cependant il accepta de lui montrer la photo en question. Et sur l’écran numérique s’afficha une image, prise sur le vif, je me voyais de ¾ et de dos. Il n’y avait rien de frappant. Ce n’était pas de l’art évidemment. Juste un cliché, un moment piégé sur une pellicule. Il esquissa un faible sourire. C’était satisfaisant. Porter des lunettes faisait en sorte que la lumière n’atteignait pas directement les yeux.

«Pas mal»  dit-il pour être gentil.

La vérité c’est que cette photo était loin d’être exceptionnelle. Henry éclata d’un léger rire après le commentaire du jeune homme. Sa demande paraissait très étrange. Il recula et continua à avancer dans l’allée du magasin.

«En effet, ça me paraît très étrange. Ne devrais-tu pas plutôt prendre des photos de toi avec tes amis ?  »  

Il s’arrêta au bout d’un moment, et se retourna vers l’adolescent.

« Mais en même temps, tu es un jeune homme plutôt étrange, non ? Je n’aime pas tellement être photographié mais… si cela a tellement d’importance pour toi, je peux prendre sur moi et accepter un cliché de face.»    

codage par Tic Tac Frey

Ce n’était pas difficile à deviner. Les adolescents de son âge cherchent rarement la solitude dans les supermarchés, lorsqu’ils s’isolent, c’est dans leur chambre. Le reste du temps ils restent en contact entre eux, comme une sorte de meute que ce soit via un contact physique ou encore via la technologie. Les humains… Après autant d’années à se cacher parmi eux, Heinrich avait beaucoup appris sur leurs habitudes, sur leurs conventions sociales. Autant de sujets d’observation intéressants et pourtant certaines habitudes, certaines réactions demeuraient un mystère. Il ne fallait pas être un génie pour deviner la solitude et la tristesse dans ces deux syllabes. Des amis. Ce mot avait perdu son sens pour Heinrich.

Mais le jeune garçon ne se laisse pas envahir par la mélancolie. Il assume son étrangeté et s’approche pour prendre un dernier cliché, qu’il observe avec le sourire. Normalement tout va bien. Ce n’est qu’une image pour un ado paumé. Si ça suffit à le rendre heureux…Le Dr Miller le gratifia d’un sourire poli et sincère.


« Je t’en prie. Bonne journée !»  

Il répondit à son geste de salutation par le même geste bienveillant et le regarda partir de son côté. Effectivement quel jeune homme étrange. Il n’oubliait pas ce qu’il avait aperçu sur cette casserole. Il n’oublierait pas cette rencontre, rangée soigneusement dans sa mémoire. Heinrich était plutôt confiant : il s’agissait probablement d’un simple gamin bizarre et solitaire. Mais il restait toujours un faible pourcentage de chance qu’il ne le soit pas -  et il gardait cela à l’esprit. Les gens reconnaissant son apparence se comptait sur les doigts de la main et de toute évidence ce gamin avait l’œil…Et sa façon de le saluer avait quelque chose de légèrement suspicieux.

Le docteur Miller poursuivait sa lente promenade dans les rayons, barrant les objets sur sa liste au fur et à mesure. Méthodique. Précis.

codage par Tic Tac Frey