C’est pourpre.

Une couleur à laquelle je ne suis pas habitué, lorsqu'elle est liée à un son. Plus sombre qu'un jaune éclatant, mais plus clair qu'un marron obscure. Je n'arrive pas bien à en discerner la teinte. C'est doux, acide, agressif. Toute une pléthore de mot contradictoire me viennent en tête. Je ferme doucement les paupières, me concentrant plus sur la sonorité qui arrive à mes oreilles qu'aux lignes qui dansent devant mes yeux. Mon nez se fronce alors que j'essaie vainement d'en attraper la subtilité. Beau, cru et amer. Une mélodie qui n'apporte aucun sens à l'ensemble. Aucune logique à ma cervelle qui n'en est pas dénuée, contrairement à ce que l'on pourrait croire. Et pourtant, la musique qui s'écoule est enivrante, dotée d'une âme qui lui est propre. J'inspire lourdement, collant un peu plus mon oreille à la porte. Je veux connaître, je veux entendre, je veux comprendre. L'on dit qu'on met toute son essence dans une musique, et ce n'est pas tout à fait faux.

Faite jouer le même morceau à deux personnes différentes, et pour une oreille avertie comme la mienne, ils n'auront absolument rien à voir. L'un préférera peut-être faire ressortir le calme et la sérénité de l'ensemble, alors que l'autre accentuera sur des notes plus grave, donnant une autre teinte. Deux couleurs différentes, pour une même musique. Là, en revanche, je suis légèrement circonspect. C'est étrange de se voir perdu dans un monde qui m'est pourtant si cher. Ma main glisse naturellement sur la poignée gravée, mes paupières s'ouvrent. J'essaie tant bien que mal d'écouter pleinement cette mélodie, sans cet aspect étouffé que la porte me procure. Je sais pertinemment que même en montant le son, je ne ferais que déformer l'ensemble de ces notes. L'idée ne me traverse donc même pas l'esprit alors que je me mets sur la pointe des pieds, bouchant mon oreille libre pour écouter avec attention.

Click, clack. Eeeet meeeerde.

Je glisse, mes pieds s'emmêlent, mon corps percute la porte. Ma main s'agrippe à la poignée dans un espoir futile de me rattraper. En vain. Au lieu de cela, le choc ouvre le battant sous mon poids, laissant mon corps choir sans aucune grâce à même le sol. Damnit. Question discrétion, on repassera. Mes doigts viennent rapidement frotter le haut de mon crâne qui a percuté le sol avec une certaine force. Ça fait mal, bordel. Je grogne de mécontentement, laissant une grimace douloureuse se figer sur mon visage. La musique c’est arrêté. Je ne vois plus ce pourpre danser devant mes iris. Mes yeux remontent lentement vers le créateur de cette couleur étonnante.
Oups.

” Heu… “

Stop.

Vous vous demandez ce que je fous là, étalé à même le sol, comme un con, dans la piaule d'un type que je ne connais ni d'Eve, ni d'Adam ? J'vais vous le dire, bande de singe unijambiste. J'étais en plein travail. Si si, je vous assure que je bosse parfois. Parait que c'est bien quand on veut pouvoir se payer à manger. En pleine réparation d'un vieux tableau qui c'est retrouvé abîmer par le temps. Un couple de bourgeois, sans autre intérêt que d'avoir assez de pognon pour me payer. Seulement quelques retouches sur le tableau, rien qui ne nécessite de l'emmener dans un atelier de réparation. Sauf que, parce que sinon c'est pas bien drôle, ce pourpre étonnant m'a tiré de force, a perturbé ma concentration - pas très élevé de base, je vous l'accorde - pour m'emmener devant cette porte. Là, dans ce couloir désert. Plus si désert que ça, maintenant que j'observe ce blondinet qui me surplombe. J'avale difficilement ma salive. J'ai de la peinture plein les doigts, et l'odeur acre me donne un goût de pomme dans la bouche. Je plante mon regard sur ta personne, la mine légèrement déconfite. Bon, c'bien gentil, mais va peut-être me falloir une excuse pour avoir déboulé dans ta piaule comme un connard.

" Y'avait une mouche. "

...
Non mais... Mieux que ça l'excuse quand même.

" Une grosse mouche. T'sais, une mouche géante qui me narguait et... Elle s'est posée sur la poignée de ta porte, tu vois. Alors j'ai voulu la chasser. Hum... J't'ai un peu sauvé la vie, quand on y réfléchit. T'aurais pu te faire agresser par c'te bestiole, modèle géant quoi. Nan ? "

Non. Va te pendre, Ash. Va te pendre. Ça t'évitera de sortir ce genre d'excuse à la con, alors que tu es encore allongé comme un crétin sur le sol de sa piaule, les mains placardés sur le haut de ton crâne.
Non mais sans rire, qui m'a foutu un type pareil dans les pattes..?

Le sol, c'est pas si mal.

Si si, j'vous jure. Tomber par terre n'est pas aussi douloureux qu'on pourrait le penser. Tout n'est qu'une question de réception. Clair que ma face rétamée sur le carrelage de ta chambre n'a pas l'air bien fine. Mais après tout, apprendre à tomber est le propre de l'homme. C'est en chutant qu'on apprend à se relever, la tête haute. Les mains grippés sur mes cheveux roux, mon regard percute le tien avec insistance lorsque je te sors une connerie des plus lamentables. Seul excuse qui a traversé mon esprit encore embrumé par cette musique étrange que tu jouais, et qui a arrêté de danser devant mes yeux ébahis. Un goût amer me prend la bouche alors que j'inspire lentement. Quel dommage. Je crois que je payerais cher pour voir ce mauve embaumé la pièce dans laquelle tu te trouves. Ta chambre, peut-être. Quoi qu'appeler une pièce aussi grande "chambre" serait un foutu sacrilège pour tous les gars comme moi qui se contente régulièrement d'un bout de table dans le bar du coin pour piquer un somme en toute discrétion.

Mais je divague.
Vague.
Ah non, pardon...

Ta voix s'élève enfin, et j'y vois encore cette couleur pourpre qui semble faire clairement partie de toi. Je ne fais même pas attention aux mots que tu prononces, lorgnant d'un oeil effaré les lignes qui dansent devant mes iris mordorés. Pourquoi cette teinte ? C'est une question qui me taraude, et mon nez se fronce doucement sous la concentration soudaine qui m'habite. Enfin, concentration... Plus une curiosité malsaine qu'autre chose. Mes mains quittent enfin mon cuir chevelu pour se poser sur le sol froid de ta chambre. Contraste effarant avec la chaleur qui m'empreint à toute heure de la journée. Je me redresse avec une certaine lenteur. Mon gars, si tu espérais que je me casse fissa de ta chambre, j'espère que je ne vais pas trop te décevoir. Parce que je n'en ai absolument aucune intention. Mollement assis sur mon postérieur, je lorgne sur le piano à tes côtés. Sacré bête de concours. J'en ai connu des moins bien entretenu. Pourtant, j'ai cette sale impression que tout autour de moi n'est qu'un vulgaire étalage de richesse. Impression que j'avais déjà eu en pénétrant le hall de ta maison. Pour autant, je suis légèrement surpris que cela se répercute jusque dans ta chambre. Je veux dire... Qu'est-ce qu'un ado' de ton âge peut bien faire d'autant de place ? Circonspect, je repose mon regard sur toi. Dans le silence pesant qui c'est imposé, mes iris accrochent les tiennes avec une curiosité fort mal placée.

Chaque être que j'ai pu connaître dans ma vie, chaque personne qui a croisé un jour ma route, chaque son que j'ai pu entendre avait une couleur différente. Une palette de vie attrayante, allant du blanc le plus pur au noir le plus obscure. Pour autant, aussi étrange que cela puisse paraître, certaines d'entre elles m'étaient parfaitement étrangères. Le orange vif, le bleu marine et le pourpre. J'ignore si cela a une signification particulière, mais au vu de l'authenticité de la teinte que tu dégages sans le savoir, j'en doute. Disons, en tous les cas, que tu es certainement bien loin de maîtriser cette aura attrayante qui me pousse à vouloir te faire parler.

" Bah, qu'est-ce que t'attends pour reprendre ? "

Monsieur sans-gêne, bonjour. Parce que tu crois, mon petit Ash, que ce jeune garçon va jouer devant toi sans la moindre pudeur ?

J'arque un sourcil perplexe, le cul toujours vissé sur le sol de ta chambre. Allez, blondi, tu peux bien me jouer un petit morceau. C'est quand même pas trop demander. Ah, je sais. Si tu n'oses pas, c'est parce que l'on ne se connaît pas. J'ai bon ? Non ? Je suis sûre que c'est ça. Fort du courant entraînant et légèrement bordélique de mes pensées, je me redresse d'un geste vif. Mes pieds me mène naturellement près de toi, sans que je n'en retire aucune gène. Je bouffe les quelques mètres qui nous séparaient jusqu'alors, et l'effluve de ton parfum me donne un goût de fruit rouge. Des cerises. Non. Des framboises. T'as un gout de framboise, mec. Si ça, c'est pas la super classe. Sourire griffé au coin des lèvres, je me poste à tes côtés et pointe la porte du pouce.

" Désolé pour l'entrée, hein. Et encore, t'as de la chance. D'habitude, c'est vachement plus bruyant. " Mon regard se porte une nouvelle fois sur le piano, ayant peu de fait d'envahir ainsi ton espace personnel sans la moindre gène. " Hé, dit, c'était quoi comme morceau ? C'était vachement bizarre comme impression. "

Non mais, Ash. Un peu de pudeur, que diable.Tu veux bien laisser ce jeune homme tranquille ? Pauvre garçon.