Loki le merveilleux s'est retrouvé dans ce corps contre son gré. Impossible de savoir pourquoi, de savoir comment. Il avait émis l'hypothèse suivante : il était, à ce moment-là, trop faible pour réussir à se défendre. Avouer sa faiblesse du moment lui était difficile. Aussi difficile que s'avouer qu'il n'arrivait pas à se faire au monde dans lequel il avait ouvert les yeux– il n'avait compris le concept du téléphone, de l'ordinateur et de la télévision qu'à travers les actions de son hôte, en deux mois de temps, ce qui était ridiculement long. Impossible de s'y faire, à ce monde, lorsqu'on est enfermé dans un corps humain, faible et fragile.  Si Loki le grand était réputé pour se transformer de temps en temps en femme, il ne s'agissait là que d'une transformation temporaire. De plus, sans vouloir vexer son hôte, ses métamorphoses féminines étaient beaucoup plus attrayantes qu'elle…

Loki le magnifique n'a qu'une seule ambition : retrouver sa grandeur d'antan. Sa beauté, son allure, son sourire, ses pouvoirs ; son corps. Loki a réfléchi. Enfermé ainsi, il n'avait que ça à faire. Il s'est demandé comment s'évader, comment retrouver son corps. S'il ne savait pas comment il s'était trouvé à l'intérieur d'un être humain – ni combien de dieux étaient dans le même cas que lui – il pensait avoir trouvé un moyen d'en sortir : acquérir suffisamment de puissance.

Comment un dieu devient-il puissant ?
Avec plus de croyance, plus de fidèles.
Mais comment avoir plus de fidèles, dans un monde qui ne croit plus en rien ? Il  ne perdait rien à essayer. Ainsi, tel un adolescent à peine pubère écrirait « garçon attentionné cherche fille pour devenir son amoureuse » dans le journal du lycée, il avait publié, mot pour mot, « dieu charmant recherche nexus charmant(e) » dans un journal local. Avec comme obligation un appel au-delà de 23h – s'il n'avait pas précisé la raison, celle-ci semblait évidente : aucun humain censé n'aimerait se retrouver avec son hôte au bout du fil plutôt que lui – pour une prise de rendez-vous.

Avant la parution de l'annonce, Loki a eu le temps d'oublier et de considérer sa tentative comme vaine. Peu importe. Il ne s'encombre pas de l'espoir – l'espoir est fait pour les humains – et déteste qu'on le fasse attendre.

Mais, il y a un mais. Il y a eu un appel une quinzaine de jours plus tard, une voix d'homme, une prise de rendez-vous. Tout cela accompagné d'un paquet de méfiance du côté de Loki le brave, qui ne pouvait s'empêcher de penser qu'il s'agissait peut-être d'un traquenard. Il s'y connaissait, en pièges fourbes ; il avait eu vent de l'existence de chasseurs de divinités – ces humains, tous des ingrats – et avait envisagé la possibilité selon laquelle publier une telle annonce serait suicidaire.
Seulement, vous voyez, Loki l'imprudent aime le challenge ; il aime les situations difficiles et les courses poursuite. Le monde dans lequel vivent les humains est ennuyeux à mourir ; alors, que l'individu soit réellement un nexus en devenir ou un chasseur de divinité, peu l'importait. Pour peu que ce soit amusant. C'est donc avec un rictus audible que Loki a donné le nom d'un bar dont il connaissait de nombreuses issues. Imprudent, mais pas stupide.

Loki prend donc, après avoir attendu patiemment que son hôte trouve le sommeil pour s'enfuir par la fenêtre, place sur une table du fond, de manière à pouvoir scruter la salle et surveiller la porte ; de manière, aussi, à n'avoir personne dans son dos. Démarche sûre et regard vif.
Il prend le temps de dévisager chaque personne présente dans le bar presque vide avant de poser négligemment sur la table l'écharpe monochrome de son hôte. Seul élément qu'il ait donné à son interlocuteur ; leur signe de reconnaissance. Et Loki attend, à l'affût, un mouvement, un signe, quel qu'il soit. Envahi de cette douce excitation que l'on ressent lorsqu'on sait que quelque chose de grand va se produire.

S'il n'avait pas dû attendre le sommeil – toujours trop tardif à son goût – Loki aurait été le premier sur les lieux. C'est ce qu'il a d'ailleurs failli croire. L'individu est resté longtemps assis au comptoir, avant de daigner se lever, chopes de bières à la main. D'accord. Loki ne jouera pas aux demoiselles effarouchées ; il ne s'indignera pas non plus de ce manque de politesse de la part de l'homme de sa soirée : on ne fait pas attendre une dame, voyons. Loki sourit. De presque toutes les dents de son hôte, il sourit. Si l'étranger s'était manifesté directement, sans doute aurait-il été un peu, disons, déçu ? Parce que Loki n'est pas une demoiselle effarouchée ; il ne connaît des bonnes manières que la théorie. Et encore. Ce n'est bien que parce que Heimdallr, armé de patience, s'évertuait à les faire rentrer dans sa caboche. À force de les entendre, il a fini par les apprendre ; mais de là à les appliquer… Quoi qu'il en soit, depuis le fond de la salle, Loki n'avait pas pu ne pas remarquer la présence de l'individu au comptoir, ne serait-ce que par la couleur de sa chevelure. Celui-là, il ne passait pas inaperçu. Son temps de réaction remarquablement lent, Loki le prend comme une forme de prudence. C'est le pourquoi de ce sourire.

Qui s'élargit encore, lorsqu'il évoque le terme déesse.

Loki joue aux demoiselles conquises par le charisme de l'autre. Lui qui avait réclamé un nexus charmant, il n'irait pas jusqu'à se déclarer comblé, mais presque. Le terme déesse le fait rire. Autant qu'il le ramène à sa terrible condition. Celle d'un dieu travesti en femme. On lui a joué une mauvaise blague ; une mauvaise blague, à lui, le fripon d'Asgard.

« La déesse qui illuminera votre soirée… Je doute pouvoir jouer ce rôle. »

Il gigote un peu sur sa chaise, roule des épaules, juste ce qu'il faut pour avoir l'air embarrassée mais charmée. Lorsqu'il baisse les yeux sur la chope de bière, il se mordille légèrement la lèvre inférieure, il joue la carte de la timidité. Il a envie de jouer aux dames, le Loki, profiter de sa condition au lieu de se morfondre. Comprendre les intentions de l'autre avant de se dévoiler. Il n'y a rien de mieux pour faire avouer un homme qu'un peu d'alcool et une femme disposée à vous récompenser pour avoir parlé. D'où ce petit numéro de charme improvisé ; en espérant qu'il n'ait pas perdu la main, après toutes ces années.
Mais… il a beau parler doucement, presque mielleux, sa voix le trahit. Voix féminine trop grave pour être honnête.

« J'avais envie de savoir quel type d'individu répondrait à une telle annonce, si je la publiais. Quant à ma féminité… C'est drôle, je ne comprends pas pourquoi vous êtes surpris, vous avez bien dû entendre au téléphone que je suis en réalité une femme. »

Finis, les trémoussements sur la chaise et les mordillements de lèvre, il se contente de le fixer, dosant la curiosité dans son expression faciale saupoudrée d'un peu de malice. Il tente de se faire gentille et douce, le Loki ; il se contrôle jusque dans le geste qu'il effectue pour poser sa main sur la chope de bière. Ses doigts en épousent la forme et l'amènent lentement à ses lèvres.
On nominera Loki aux prochains Césars, pour meilleure interprétation féminine.
Il regarde la fine mousse de la bière. S'il y a bien une chose qui n'a pas changé durant ses siècles de sommeil, il s'agit bien de ça. La bière. Boisson que même les dieux partageaient entre eux. Il affiche une légère moue en redressant la tête et prononce la question qui lui brûlait les lèvres.

« Qu'est-ce qui vous a attiré dans cette annonce ? Vous êtes le seul fou qui y ait répondu. »

Il arbore un petit sourire qui sonnerait presque faux, tant il se veut charmant.

Tendances transexuelles… Loki étouffe un rire dans sa bière, il toussote en sirotant. Comment expliquer à l'inconnu qu'il n'est pas si loin de la vérité ? Hm… Loki ne sait pas s'il veut expliquer. Loki attend, sournois, de voir comment les choses vont se dérouler. Mais attention à ne pas tourner trop longtemps autour du pot. On ne sait jamais, l'autre pourrait se lasser, et ça… Loki ne le veut pas.

Un nouveau sourire des plus charmeurs. Visiblement l'autre reste perplexe, intrigué par le fait que l'annonce soit au masculin et non au féminin. On ne va pas dire que cela déplaît à Loki. Il est assez méfiant pour avoir senti qu'il y avait anguille sous roche. C'est plutôt encourageant.

« Femme pleine de surprise… vous me flattez ! »  Un rire. « J'avais demandé une personne charmante, me voilà comblé. »  

A vrai dire, Loki s'attendait à être contacté par tout type de personne. Des plus ennuyeux aux plus fous. Ceci dit, il s'attendait déjà moins à voir arriver un individu à la fois excentrique mais prudent, apparemment calme et méfiant. Et ça lui plaisait. Il pose, gracieux, sa main sur celle de son interlocuteur.

« Vous pourriez être un chasseur… Mais je pourrais être à vos trousses. Un chasseur peut être traqué, il suffit que la prétendue proie se retourne contre le prétendu prédateur. Vous m'avez même laissé un avantage en me laissant choisir le lieu de rendez-vous. »  

La première fois que Loki a entendu parler des chasseurs, il s'est immédiatement demandé comment les dieux faisaient pour ne pas s'allier entre eux et les exterminer tous, les uns après les autres. Il ne se doutait pas de l'ampleur du phénomène. Il s'étonnait de savoir que ceux qui avaient provoqué jadis les tempêtes et les tremblements de terre se laissaient à présent traquer comme du bétail ; quelques siècles plus tôt, un tel affront n'aurait jamais été toléré. C'était le monde à l'envers. Et on ose dire qu'il est le dieu dont les actions sont grotesques !

« Roderick Hastein... »

Il fait rouler les syllabes sur sa langue, à la manière d'une femme. Il s'était présenté. La politesse voudrait qu'il en fasse de même, mais…
Loki se contrefout de la politesse. Ceci dit, il aimerait bien, ne serait-ce que lui révéler une partie de la vérité. Pour voir son regard s'agrandir, comprendre. Ce moment où l'autre saisit qu'il a affaire à autre chose que ce qu'il croyait a toujours été un délice. Il baisse d'un ton, se penche, comme pour une confidence.

« Je peux vous dire qui je suis. Si vous êtes là c'est que vous devez connaître le sens du mot nexus et donc en savoir assez sur les divinités n'est-ce pas ? Si vous parlez de chasseur, vous devez également savoir que certains d'entre nous se sont retrouvés contre leur gré dans le corps d'êtres humains. N'est-ce pas ? »

Il a quitté son rôle de jeune fille mielleuse et souriante.

« Eh bien, à présent, vous saurez que le fou qui enferme des divinités dans des êtres humains a, je dois l'admettre, un certain sens de l'humour. Si c'en était un autre qui se trouvait dans mon cas, je pense que j'aurais vraiment trouvé cette idée géniale. Inverser les sexes, c'est tellement simple, mais il fallait y penser. »  

Il baisse de nouveau les yeux vers sa bière qu'il porte à ses lèvres. Elle est à présent presque finie.

« Il n'y a pas de faute dans mon annonce. Elle faisait état d'un 'dieu charmant' parce que je suis un dieu et parce que je suis charmant. »

Et modeste.

« J'aurais aimé jouer la comédie un peu plus longtemps, vous faire croire à une erreur du journaliste, mais… J'ai le pressentiment que vous vous vous seriez vite lassé devant ce petit jeu et que vous n'auriez pas été dupe. »

Loki est drôle, Loki le sait. Le rire est son allié le plus précieux. Si ses atouts d'humoriste divin ne séduisaient pas toujours le public d'Asgard – il faut dire que Heimdallr est spécialisé dans l'art de plomber l'ambiance – il fallait avouer que sa capacité à trouver ce qui fera rire autrui avait sauvé la peau des Ases plus d'une fois. Même s'il fallait pour cela qu'il accroche ses attributs au bouc d'une chèvre. Loki n'a peur de rien et certainement pas du ridicule. On pourrait même dire que c'est le ridicule qui a peur de Loki, tant Loki le défie et le provoque.

Son rendez-vous se voit pris d'un fou rire – et cette fois, Loki jure qu'il n'y est pour rien. Du moins, il ne l'a pas forcé à s'esclaffer ainsi. Loki est drôle. Il le laisse se calmer, patient ; contrairement aux autres dieux, il ne se vexe pas pour si peu – tant qu'il n'est, bien sûr, pas attaqué directement ; tant que ce rire est sincère sans être moqueur. Il profite de cette pause pour boire une nouvelle gorgée de bière et réfléchir à la révélation. Une mère déesse et un père mortel ? Il semblait plutôt âgé, physiquement – il lui donnerait, allez, la trentaine. Depuis combien de temps les dieux étaient-ils éveillés ? Lui-même ferait donc partie des derniers éveillés ?

Pas le temps d'approfondir la question ; il fera ses propres recherche plus tard. Roderick est revenu à lui.

… Charmante, charmante, c'est vite dit. C'est au tour de Loki de laisser échapper un rire.

« Vous la trouvez charmante parce que vous n'avez pas vu le corps sous le contrôle de l'hôte. C'est mon charme naturel qui se répand. »

Comme pour confirmer, il passe une main divine dans la mèche de cheveux qui tombe sur le visage de son hôte et, dans un mouvement gracieux, la renvoie en arrière. Loréal, parce que Loki le vaut bien.
Trêve de plaisanterie, il est temps de passer aux choses sérieuses.
Enfin… Un sourire de truand s'étire sur les lèvres de Loki. Et là, il hésite. Doit-il dire qui il est ? Ou se faire passer pour quelqu'un d'autre ? Il faut avouer que ce serait vraiment, vraiment amusant… Mais qui ? Baldr pour sa beauté ? Odin pour son allure et sa prestance ? Thor pour… Son grand marteau ? Heimdallr, pour le plaisir de le décrédibiliser ? Hm… il n'avait que l'embarras du choix. Mais aucun d'entre eux ne lui aurait rendu honneur…

« Un nexus est lié à un dieu, il est sous sa protection. C'est la raison de l'endormissement des dieux : chacun a perdu, peu à peu, ses nexus. Ce n'est pas de leur divinité que Thor et Odin tiraient la puissance qui leur était attribuée mais bien des humains. La croyance apporte du pouvoir aux dieux et ces derniers le rendent, en théorie, en offrant leur protection aux hommes. »

Il finit sa bière d'une traite.

« Quant à l'hôte, elle n'est pas présente parmi nous ; elle dort pour le moment. Elle n'est pas au courant ; il a déjà fallu du temps pour qu'elle comprenne qu'elle n'était pas devenue folle. Elle m'a pris, moi, pour une voix de son invention, huhu. Elle refuse aussi de croire aux informations que je lui donne sous prétexte qu'elle ne peut pas me faire confiance. Ça n'encourage pas le dialogue. »

Et Baldr n'a rien pour lui, si ce n'est sa beauté. Se faire passer pour lui n'aurait aucun intérêt.

« Et qui je suis… Testons vos connaissances divines. Le père des monstres, la honte de tous les dieux et de tout les hommes, cela vous dit-il quelque chose ? »

Il ne manquera pas de le questionner sur sa mère, le moment venu. L'information n'est pas entrée dans l'oreille d'un sourd.

Pour être parfaitement sincère, Loki se fiche éperdument de ce que son hôte peut bien penser de ses escapades nocturnes. Il se doutait bien qu'elle ne désirait pas qu'il prenne le contrôle de son corps – elle ne prendrait sinon pas la peine de cacher plus ou moins bien la clef de son appartement. Mais désirs de son hôte ne l'intéressent guère ; il ne cédera pas. Être enfermé dans un corps de femme est une chose qu'il n'apprécie pas ; mais être enfermé sans possibilité de mouvement est, pour lui, inconcevable. Alors Loki le grand s'en fiche. Loki veut se balader, Loki prend possession du corps, en fourbe et Loki se casse. Parce qu'après quelques siècles passés dans une statuette, Loki a besoin de se dégourdir les jambes, vous comprenez ?

Roderick sourit. Son visage s'illumine, lorsqu'il lui demande s'il est Loki. Et bam un coup sur la table, et bim, un coup sur le front. Tant de violence face à une telle révélation. Loki en hausse les sourcils, il n'a pas eu le temps de se réjouir de voir qu'il avait deviné juste. Puis, après l'étonnement, voilà le déni. Roderick n'y croit pas, il faut qu'il prouve qui il est.  Loki ne se vexe pas. Il doit bien y avoir des usurpateurs qui se font passer de temps en temps pour une divinité, à leurs risques et périls. Il pourrait également être une autre divinité se faisant passer pour ce qu'il n'est pas. Après tout, tout le monde veut être Loki, c'est bien connu. La haine qu'éprouvaient les Ases – et éprouvent sûrement encore soit dit en passant –  à son égard n'était bien sûr qu'une simple jalousie ; ils rêvaient tous d'être aussi charmants et malins que lui. C'est sûr.

Un vilain sourire se dessine sur son visage – celui de son hôte, si on veut être précis. Un sourire qui suffirait à lui seul de preuve, si Roderick avait eu la chance de le connaître dans les anciens temps. C'est un sourire qu'on n'oublie pas quand on le croise. Signe d'une mauvaise farce à venir.

« Prouver ? Vous voulez rire ? »

Non, il ne plaisante pas. Bon...

Comment prouver que l'on est un dieu ? Surtout, comment prouver que l'on est le dieu que l'on prétend être ? Il pourrait lui raconter toutes ses anecdotes d'enfance divine, lui donner quelques informations croustillantes concernant ses compères… Mais rien de tout cela ne prouverait à Roderick qu'il est celui qu'il prétend être.

Peut-être que son rendez-vous veut une démonstration ? Quoi de mieux qu'un peu de pratique ? Voyons voir… Il pourrait tenter d'infiltrer les pensées de la serveuse ; mais cela voudrait dire laisser le corps de l'hôte s'écrouler mollement sur la table durant un certain temps. Il pourrait tenter d'utiliser ce fabuleux, merveilleux pouvoir de confusion sur l'un des clients présents… Ou pire encore, il pourrait… Loki balaye, sourire aux lèvres, l'assemblée du regard. Que des ivrognes bruyants et un couple. Rien de bien extraordinaire. Un petit sifflement s'échappe d'entre ses lèvres. Il cherche une bêtise à faire. Il ne lui manque que sa victime. Ses yeux passent des uns aux autres, s'arrêtent, repartent. Jusqu'à se poser de nouveau sur son interlocuteur.

« Haha. »

Après tout, qu'il expérimente lui-même, c'est bien plus drôle.
Loki le fixe, grand sourire aux lèvres.

« Celui-là, c'est mon préféré. Il me représente totalement. »

On ne va pas dire qu'il ne ressent pas un certain plaisir, à le regarder s'esclaffer. Homme qui rit à moitié conquis. Il se penche vers lui, et, à voix basse pour que seul lui entende malgré l'éclat de sa voix.

« Il n'a l'air de rien, comme ça. Faire rire quelqu'un d'autre, ce n'est pas grand-chose. Mais c'est tellement utile, quand l'autre veut vous péter la figure, de l'affaiblir et le désarmer de cette façon. »

Il détourne le regard. Le charme est rompu. Pas besoin de le laisser rire plus longtemps ; il ne veut pas l'étouffer ni lui faire régurgiter sa bière. Simplement lui montrer qui il est.

« C'est ça, la fourberie. Cacher quelque chose de terriblement efficace dans quelque chose apparemment inoffensif. »

Il se redresse, comme si rien ne s'était passé.

« Convaincu ? J'en ai d'autres en réserve, mais ce serait dommage de tous les dévoiler... »

En lui serrant la main, Loki se sent comme un homme dont l'amante s'écroule sur l'oreiller après un « waouh ! » béat. Loki est fier. Fier comme un gamin qui montre sa dernière bonne note, son joli dessin. Loki, cinq ans, est fier d'avoir montré son si joli pouvoir à son nouveau copain. C'est avec un grand sourire qu'il accueille la remarque de Roderick, un sourire de ceux qui disent « Je sais, c'est trop fort, je m'épate moi-même ». Parce que le Loki est plein de modestie, c'est bien connu. Roderick s'approche un peu, Loki en fait de même. Aux yeux des autres clients de ce bar, ils doivent certainement avoir l'air d'un petit couple se susurrant quelques mots coquins.

Il aurait volontiers poussé un « rho ! » consterné d'enfant gâté lorsque Roderick est retourné sur terre. Il veut des raisons. Les raisons qui l'ont poussé à faire une telle annonce, les raisons qui pourraient le pousser lui à accepter d'être son nexus. Loki affiche une moue un peu boudeuse. Il aurait aimé que le charme du rire dure un peu plus encore. Loki n'aime pas quand les conversations sérieuses durent trop longtemps. Mais s'il faut en passer par-là…

« J'ai publié dans le journal pour voir qui serait assez fou pour me répondre. À vrai dire, je ne pensais pas obtenir de réponse. Je ne m'attendais pas non plus à ce que toutes mes consignes soient respectées et à ce que les appels soit émis durant la journée plutôt que durant la soirée. L'humain en question serait alors tombé sur mon hôte, ce qui aurait été problématique. »

Pour ne pas dire qu'elle aurait sûrement envoyé l'humain en question dans les roses. Mais Loki ne veut pas effrayer son camarade. Il doit se vendre, se montrer sous son plus beau jour ; il peut également tenter de vendre son hôte en même temps… il vaut donc mieux éviter de la dire désagréable.

« Quant au statut de nexus, vous savez, c'est compliqué… Tout dépend du dieu que vous choisissez. Certains sont plus prétentieux que d'autres, ont plus de volonté de domination, cherchent à être vénérés… Certains dieux voyaient en leurs nexus des humains cireurs de sandales. »

Un sourire.

« Mais vous vous doutez bien que ceux qui se plaçaient sous ma protection auraient de toute façon refusé de me cirer les chaussures. »

Contrairement à ses divins amis, il ne recherchait pas la puissance. Contrairement à ce qui avait été dit à son sujet, il ne cherchait pas non plus à avilir les uns et soumettre les autres. Loki trouvait l'idée de régner aussi barbante que démodée. Il n'avait pas, avec ses nexus de l'époque, cette relation de force que pouvaient avoir d'autres dieux avec les leurs. C'était une sorte de bonne entente joviale. Ils formaient une sorte de grande confrérie de farceurs qui trouvaient les failles du monde pour mieux les exploiter.

« Il est vrai que j'avais plutôt l'habitude d'apporter à mes nexus ce qu'ils souhaitaient plutôt que de la protection… En plus d'être le dieu de la fourberie, il ne faut pas oublier que je suis aussi celui de l'inventivité ! Les deux vont de paire, de toute façon... »

On pourrait croire qu'en tant que dieu Loki n'est pas un être à qui l'on peut faire confiance. C'est une erreur courante. Pourtant, il suffit de le connaître un peu pour savoir que tant qu'il en tire un bénéfice, Loki sait être loyal. Il faut juste y mettre le prix. La puissance que lui donnaient ses nexus était suffisamment grande pour qu'il n'ait jamais eu à se jouer d'eux. Cette puissance lui permettait de se jouer du monde entier.

Loki se penche un peu plus, se fait de nouveau charmeur. C'est à lui d'y mettre le prix, à présent. C'est nouveau pour lui, mais assez excitant. Loki s'amuse ; ça se voit dans son regard.

« Mais je n'ai pas encore de capacités divinatoires. Pas encore. Peut-être, un jour… Alors… Sachez que je suis en mesure de vous offrir ce que vous désirez. Il faudra juste m'en faire part. Si vous voulez mes raisons, les voici. Je ne suis pas à ma place dans ce corps. Il faut que je trouve le moyen d'en sortir. Acquérir plus de puissance me donnera plus de moyens de compréhension du monde dans lequel nous sommes actuellement. J'espère pouvoir me servir de ce savoir pour récupérer une condition de vie potable. »

Il laisse échapper un rire.

« Ou au moins tomber dans le corps d'une hôte à plus grosse poitrine. »

Il se redresse, semble réfléchir. Et trouver quelque chose, puisque son visage s'illumine.

« Oh, j'oubliais ! Les dieux peuvent également léguer un don à leur nexus. Mais si ce statut ne vous intéresse pas, je n'ai pas à vous expliquer ce détail. »

Cette folie appelée divinité... Loki tique face à cette expression. Le mot folie, il l'a déjà entendu dans la bouche de son hôte, ou plutôt dans sa tête, lors de leurs premiers mois de colocation. La divinité est bafouée, la divinité est réduite au statut de petite voix. Il fronce les sourcils. Cette folie appelée divinité… Il ne faut pas leur en vouloir. Les humains ne croient plus. Ils sont en quelques sortes leurs propres nouveaux dieux, si on suit leur logique ; ils sont les seuls maîtres de leur destin. Ils contrôlent le monde au point de greffer leur âme dans des carcasses humaines. Il n'y a plus que les dieux eux-mêmes et quelques âmes égarées pour croire encore aux divinités de jadis. Même sa propre hôte, si elle avait pu, aurait posé sur lui un regard sceptique. Elle l'aurait sinon écouté lorsqu'il a parlé de vampire. Les humains d'aujourd'hui ne croient plus ; que ce soit aux dieux ou en eux-mêmes.

Loki ne se vexera pas. Pas pour si peu. On ne l'a, de toute façon, jamais considéré comme un dieu à part entière, mais plutôt comme une entité ajoutée, une sorte de vilain petit canard ; Loki ne jouera pas aux demoiselles outrées, il a l'habitude.
Il pose cependant sur Roderick un regard particulier. Le regard qui signifie que, peut-être pour la première fois depuis le début de leur conversation, il l'écoute attentivement, décortique ses paroles, les met en relation avec ses gestes, son assurance. Loki se pavanait, vantait les mérites du statut de nexus, faisait sa pub, jouait aux paons en période de parade. Maintenant qu'il a tout dit ou presque, il observe.

La malédiction du menteur est de ne jamais croire en ce qu'on lui dit ; celui qui ment est celui qui se condamne à ne jamais faire confiance ; le menteur introduit dans sa vie quelque chose qui ronge : le doute. Des menteurs, Loki en est le dieu, l'empereur, le roi, l'allégorie. Roderick insiste sur cette divine mère, Loki sourit comme un père attendri peut le faire devant un enfant qui parle de sa génitrice.

« Des déesses il en existe énormément, dîtes m'en plus sur votre mère, peut-être que je pourrais vous dire ce que je sais. Vous devez bien la connaître, si votre père en était le nexus. Quel âge avez-vous ? »

Il ne cherchera pas à voir si ses propos sont véridiques ou non ; Loki s'en fiche. Le mensonge, il considère cela comme une sorte de musculation de l'esprit, quelque chose qui forge les sens, qui force à réfléchir, analyser, rebondir, qui force la mémoire à travailler et l'imagination. Il n'y a que les plus naïfs qui condamnent et proscrivent le mensonge car ce sont eux les seuls perdants.

Loki ne cherchera pas à savoir. Il part du principe que ce qui n'est pas prouvé est faux. Il faudra le convaincre et redoubler d'effort. Le menteur est un sceptique.

« En ce qui concerne comment devenir mon nexus, ce genre de pratiques est un détail, qui varie en fonction des dieux qui plus est, nous en parlerons plus tard. Les plus lubriques aiment sceller le pacte par une nuit d'amour avec leurs futurs nexus, par exemple. Quant au don légué, tant qu'il s'agit d'un des miens, vous ne serez jamais déçu… Être le nexus d'un dieu tel que moi vous apportera des pouvoirs bien plus amusants que les autres. »

Il ricane. Les nouvelles chopes de bière et le jeu de carte sont posés entre eux deux. Un sourire éclaire le visage de Loki. Bien sûr, qu'il connaît les jeux basiques. Pour ne pas dire qu'ils en ont  inventés, eux les dieux, durant leurs longues après-midi.
Loki bat les cartes avec rapidité. Le geste n'a pas de mal à revenir, il l'a fait tant de fois.

« Seulement, nous ne sommes que deux… Ce n'est pas le nombre de joueurs optimal. Avant mon réveil, je ne connaissais que les jeux les plus basiques, la bataille et la crapette ; mais les quelques mois passés, de nuit, à Froënbourg m'ont permis d'apprendre quelques jeux de carte supplémentaires. Une belote à deux joueurs, cela vous tente-t-il ? »

Loki ignore le pourquoi de cette proposition de jeu soudaine. Il trouve l'idée amusante. Et Loki adore s'amuser, surtout avec de tels jeux ; ils permettent d'embrouiller si facilement l'adversaire… Les cartes passent d'une main à une autre. Conscient que son empressement à les battre pourrait être interprété comme une tentative de triche grossière, il interpelle la serveuse pour qu'elle batte à sa place. Même si, de vous à moi, Loki ne s'abaissera jamais à tricher de manière aussi basse. Il est bien plus sournois que ça.

« Vous pourrez en profiter pour me parler un peu de vous, de votre famille, de vos activités ! »

Il ne fallait pas avoir un talent divin pour se rendre compte que son compagnon, qui allait se transformer en adversaire, évitait soigneusement de répondre à ses questions. Loki n'en demandait pas moins. On pourrait même dire que Loki en est ravi.

Le monde perçu par Loki est un vaste champ de choses toutes plus réjouissantes les unes que les autres. C'est un peu tous les jours le printemps, dans le monde de Loki. Roderick l'amuse, puisque Roderick fait partie du monde. Mais ce n'est pas cet amusement qu'il ressent habituellement en présence d'être humains. Quand il rit des humains, il se moque. Là… C'est différent. Il y a, chez Roderick, quelque chose d'artistique, dans sa manière de faire. Ce bar est un théâtre où Roderick est l'acteur et Loki le public amusé. Prenez garde cependant, qui dit amusé ne dit pas naïf.

Le regard que Loki pose sur Roderick est le regard tendre et joyeux du père de famille qui se rend compte que son fils marche sur ses pas. C'est qu'il est doué et charmeur ; ses sourires sont efficaces, son regard garde la même force lorsque leurs yeux se croisent. Ils sont de la même famille, de la même race ; ils font partie des gens du spectacle, ce sont des acteurs, la vie est une scène sur laquelle ils tiennent leur rôle. Sans faiblir.

« Je doute que mon hôte représente une gêne. Je pense que ça ne l'intéressera pas. Elle ne se sent pas vraiment concernée par toutes les histoires… divines. »

Loki baisse les yeux sur son jeu de cartes. Il exagère peut-être un peu l'indifférence de son hôte, mais ses propos ne sont pas réellement des mensonges. Il se situe à un chouïa de la vérité. C'est ce qui fait la force du maître menteur : mélanger le vrai au faux. C'est ce qui permet de croire dur comme fer à sa propre invention, de ne pas douter, de ne pas faillir ; le meilleur menteur est celui qui croit en ce qu'il dit.

« Quant à cette histoire de coucherie entre dieux et humains pour se lier, vous vous doutez bien que je n'en fais pas partie. C'est d'une banalité… Si j'avais envie de m'envoyer en l'air avec un être humain, je l'aurais fait directement sans passer par des moyens détournés. C'est bien moins fatigant. »

Son jeu n'est pas fameux mais tant pis. Comme s'il avait besoin d'un jeu bien construit pour jouer. Loki n'est pas n'importe qui. Loki est la fourberie, Loki est le chaos. Le chaos a-t-il réellement besoin d'user de stratégies ?
Non.
Le chaos joue mais le jeu du chaos est aléatoire, hasardeux. Tantôt sa carte est bonne et judicieuse, tantôt elle est mauvaise, tout dépend de son envie du moment. Si Loki aime les défis, Loki préfère de loin voir l'adversaire perdre ses moyens devant un jeu sans queue ni tête, devant l'ambivalence. L'enjeu est trop petit pour qu'il se donne la peine de se battre ; Loki est détendu, Loki a les chants des valkyries dans la tête, il danse presque lorsqu'il choisit sa carte.

Mais l'adversaire est de taille, le sourire qui s'étire sur le visage de l'hôte en témoigne.
Sourire qui s'élargit quand la manche est gagnée. Il a pris des risques mais ils en valaient la peine. No pain, no gain. Le regard qu'il lance à Roderick est moqueur ; un regard qui dit clairement Comment aurait-il pu en être autrement ?

« Eh bien, eh bien… Ma première question sera : pourquoi évitez-vous de répondre précisément aux miennes ? »

Un savant coup de main dans la mèche de cheveux trop longue de son hôte, geste volontairement condescendant. Il l'est d'autant plus que Loki s'affale en même temps sur sa chaise, jambes bien tendues devant lui. Nouveau sourire, plus doux. Roderick n'allait tout de même pas croire que lui, dieu fripon, n'avait pas remarqué cette façon particulière de répondre aux questions… Il n'a pas inventé ces pirouettes langagières, mais c'est tout comme. Donner l'impression à son interlocuteur qu'il lui répond clairement, Loki sait faire, mieux que quiconque.
Même si au fond, Loki s'en balance de ses raisons. Ils sont de la même espèce, se jouer verbalement de son interlocuteur est peut-être un réflexe chez Roderick aussi. Oui, Loki s'en balance. Mais Loki aime mettre les pieds dans le plat, voyez-vous ? C'est une taquinerie ; des petites boutades comme celles-ci, il en raffole.

La réponse de Roderick arrache un énième sourire au dieu fourbe. L'honnêteté apparente lui fait plaisir. Loki apprécie ceux qui se méfient assez de lui pour ne pas avoir confiance ; c'est un signe de respect, d'une certaine manière, de respect envers qui il est, envers ce qu'il représente. Ne pas avoir confiance en Loki est une sorte de compliment, ça sonne doux dans ses oreilles quand on le lui envoie dans la figure. Seulement… Ce n'est pas ce qu'il y a de plus compatible avec la relation nexus-dieu, vous en conviendrez. On va dire que cette question et la réponse de Roderick mettent les choses au clair, posent la base de leur relation à construire. Maintenant, il ne reste qu'à tisser avec l'homme un lien de confiance. Chose difficile à faire, pour quelqu'un comme lui. Surtout si l'individu de son choix se trouve être de la même trempe…

Loki n'est pas pressé. On ne crée pas un lien aussi solide en une soirée, n'est-ce pas ? Il laissera ces histoires de nexus au Loki du futur qui s'en occupera nettement mieux que lui. Les histoires administratives l'ennuient à mourir, de toute façon. La bière et les jeux de carte, c'est bien mieux et beaucoup plus convivial.

« Je ne peux vous dire si je suis satisfait ou non, ce n'est pas à votre tour de poser une question. » Un sourire qui dévoile toutes les dents de son hôte.

Roderick distribue de nouveau ; le jeu de la fripouille est plus correct que le précédent. Cependant, cette manière de jouer aléatoire n'a pas que du bon et n'est pas toujours des plus rentables. Cette fois-ci, c'est à son tour de devoir répondre à une question. Loki sourit, comme pour féliciter le jeune homme de sa réussite. Il se positionne, boit une gorgée de sa nouvelle bière presque terminée et attend la question.

…
C'est à son tour d'être surpris par la teneur de la question. Il s'attendait à devoir expliquer qui il est, qui sont ses confrères et ses consœurs, à devoir révéler – ou pas – des détails sur les dieux et leurs secrets. Mais non. On ne lui demande que le prénom de son hôte. Question sur un détail futile et inintéressant. Ok. D'accord. Il le fixe quelques secondes, le temps de bien comprendre que non, définitivement, Roderick ne plaisante pas. Roderick aime donc gâcher ses chances d'apprendre des choses plus ou moins importantes.
… A moins qu'il ne les connaisse déjà, ces choses-là. Ça expliquerait peut-être, sans doute, son manque d'intérêt pour ce qui concerne la divinité. A moins, encore, que ce ne soit qu'une stratégie pour lui faire croire qu'il en connaît déjà un rayon sur les divinités. Ça en devient tordu à ce stade, mais pas tout à fait impossible. Du moins, c'est une technique que Loki aurait pu utiliser.

« Astrid. Je vous l'aurais bien présentée, mais elle n'est pas un exemple d'amabilité. »

Le sourcil droit du dieu reste haussé lorsqu'il mélange de nouveau le jeu et distribue les cartes. Il lève les yeux, mi-sérieux mi-amusé vers Roderick.

« Je suppose que ce doit être assez perturbant de parler à un individu de sexe masculin à travers un corps féminin. On s'y habitue plus vite qu'on ne le pense, vous verrez. »

Il dit ça, Loki, mais n'est pas sûr de s'être spécialement habitué à sa condition de dieu coincé dans une femme. Bon, le vivre, ce n'est pas la même chose.
Cette manche-là, son jeu ne change pas d'un poil. La manœuvre aléatoire est toujours la même. Le bar autour d'eux se vide petit à petit ; il est loin, le temps des tavernes restant ouvertes la nuit entière. Loki l'a appris à ses dépends.
Le barman ne les met pas dehors – pas encore –, ils peuvent jouer tranquillement quelques temps encore.
Cette fois, Loki reprend l'avantage sur la manche qu'il gagne. Le hasard fait bien les choses, parfois.

« Bien bien bien… »

Loki pose les cartes et reprend une gorgée de bière, à présent presque vide. Son coude atterrit sur la table en bois ; le menton posé dans la main, il plisse les paupières et fixe son interlocuteur avec intensité.

« En quoi cela vous intéresse-t-il ? Simple curiosité ou est-ce autre chose ? »

Astrid n'est pas un charmant prénom ; il est rouillé, ce prénom, il grince dans la bouche, il est dur, il est sec. Il n'a rien de charmant, rien de pulpeux. Il est vrai qu'il est à l'image de l'hôte de ce point de vue-là. Mais de là à dire qu'il s'agit d'un charmant prénom… Loki reste sceptique (comme la fosse) (mais il n'a pas encore eu le temps de se pencher sur ce genre d'inventions humaines, il ne comprendra donc pas cette blague). Loki en sourit. Peut-être s'agit-il d'une tentative de l'homme de le déstabiliser. Il rirait presque lorsque le terme « beauté » entre dans la conversation. Ils n'ont décidément pas les mêmes goûts en matière de femme.

Loki peut comprendre que l'inconnu soit quelque chose qui attire ; que, connaissant manifestement les dieux, son compagnon puisse reporter toute sa curiosité sur la seule chose qu'il ne connaît pas ici : la propriétaire du corps qu'il habite. Loki admet aussi avoir fait une gaffe en laissant transparaître un peu sa surprise. Mais, une fois le choc passé, il lui est possible de prendre un peu de recul face à ça. Il pourrait même tenter d'en profiter un peu…

« Ah ça… Le prénom reflète en effet plutôt bien le personnage. » Sourire. « Je ne connais pas encore sa date de naissance mais je pourrais me renseigner. »

Il pourrait même, peut-être, tenter d'organiser une rencontre… Qui sait ? Peut-être qu'en nourrissant la curiosité de l'homme il pourrait lui donner envie de les côtoyer ; il pourrait alors, par le biais de son hôte, tenter de conquérir le sceptique… Avec un peu de chance, Roderick est de ceux qui courent après l'indifférence et aiment le challenge et les proies difficiles. Si tel est le cas, il ne pourra pas l'en blâmer ; sa propre proie n'était ni modèle de sympathie ni facile à conquérir. Si ce n'est pas le cas… Il trouvera autre chose.

La nouvelle partie est remportée avec succès, de la même manière que les parties précédentes. Au final, il ne lui a concédé qu'une victoire, n'a donné qu'un prénom. C'est plutôt une réussite. Loki fier, Loki content. Il aurait pu continuer ainsi toute la nuit, mais déjà Roderick avoue avoir perdu.

Il lui recommande de bien choisir sa question… Mais toutes les questions de Loki le magnifique sont bien choisies, voyons ! Est-ce un défi ? Il aurait presque envie de lui répondre par une des énigmes qu'il avait pu apprendre dans sa jeunesse, pour effacer deux secondes cette légère arrogance qu'il semble percevoir chez son compagnon de bar. Loki hésite. A quoi bon bien choisir sa question quand celle-ci sera contournée ; Roderick l'a lui-même fait remarquer, on ne se dévoile pas dès le premier soir. Loki hésite ; il ne connaît pas encore assez l'individu pour pouvoir être sûr qu'à sa prochaine question il sera pris au piège. Ce n'est pas qu'il ne l'a pas cerné, ça non ; Loki a une idée relativement précise du type d'individu auquel il a affaire. Il a bien compris avoir affaire à un homme maîtrisant bien le langage ; il a également bien remarqué que plus la question est précise, plus elle est détournée. Il faut également avouer que, pour une soirée, il en a déjà appris beaucoup ; il a déjà vu l'essentiel. Il n'a pas affaire à un individu lambda, il n'a pas affaire à un naïf, il n'a pas affaire à un ignorant…  

Il ne lui reste qu'une chose à voir :

« Vos cheveux, ils sont comme ça naturellement ou vous en prenez grand soin ? »

Sa capacité à rebondir sur le burlesque.